C'est un document singulier et émouvant que vient de publier la RTVE, la radio publique espagnole : le dernier concert que donna le grand Alfredo Kraus avec l'orchestre de la radio.
Il s'agit d'une soirée en hommage au légendaire ténor espagnol Miguel Fleta, donnée à Saragosse le 10 octobre 1998, une des dernières apparitions donc du chanteur, à peine 11 mois avant sa mort. Les réactions frénétiques du public traduisent d'ailleurs très bien l'émotion que suscitait chaque intervention de Kraus. Certes, le programme est peu surprenant : des airs de Lucia di Lammermoor, Martha, Werther et l'Arlesiana en première partie, des extraits de Zarzuelas en deuxième. Des pièces donc que Kraus avait chantées mille fois et qui constituaient la base de tous ses concerts en cette dernière phase de sa carrière. Mais qui osera se plaindre d'entendre l'énième « Pourquoi me réveiller » de celui qui fut incontestablement le Werther de sa génération? Qui l'osera notamment face à une prestation qui fait pâlir bien d'autres interprétations, de chanteurs bien plus jeunes?
En effet, à 71 ans (et déjà atteint par le cancer), Alfredo Kraus nous offre encore une fois une leçon de chant et de style. La voix n'a rien perdu de son charme, de sa couleur particulière, de son métal unique. Le contrôle du souffle est toujours exemplaire, les si bémol et si aigus sont toujours aussi lumineux que vingt ou trente ans auparavant. Mais Kraus ne se contente nullement d'exhiber cette étonnante santé vocale. Au contraire, on peut se régaler de piani tout à fait remarquables, de nombreuses nuances et couleurs, enfin d'une maîtrise du legato incomparable. Mieux encore, dans chaque extrait — si court soit-il — le ténor espagnol parvient à dessiner un personnage et à nous toucher avec une expressivité dont on ne l'aurait pas cru capable au début de sa longue carrière. Et si, par moments, on sent une certaine tension, cela ne fait que renforcer l'intensité de son chant.
La prestation un peu terne de l'Orquesta Sinfónica de la RTVE et la direction d'Enrique Garcia Asensio sont moins exceptionnelles, ce qui ne gâche pourtant en rien notre émotion. Ce disque est incontournable pour tout fan d'Alfredo Kraus, voire tout fan de l'art lyrique. Vivement qu'il soit distribué en France.