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Carlo Gesualdo : « Quand ton cœur dans l’horreur se noie »

Deux maîtres mots ont toujours émergé des commentaires relatifs à la musique de , Principe di Venosa : dissonances et chromatisme. Ce musicien fascinant, plus connu de son vivant pour avoir défrayé la chronique dans le registre des faits-divers (n'avait-il pas trucidé sa première épouse ainsi que l'amant de celle-ci ? !) que pour ses harmonies hardies autant qu'étranges, est, en effet, souvent considéré comme une sorte de Schönberg du XVIe siècle ; et certains musicologues n'hésitent pas à voir en lui le point de départ d'un chromatisme exacerbé qui aboutira au Tristan de Wagner. Plus prosaïquement et de façon moins scolastique, on pourrait aussi considérer Gesualdo comme un Thélonious Monk du madrigal, tant les contemporains du premier et les détracteurs du second ne voyaient en eux que maladroits et extravagants faiseurs de fausses notes. Il est vrai que l'étonnant et ombrageux madrigaliste nous donne à entendre des combinaisons harmoniques d'une audace telle (surtout dans les Livres V et VI) qu'on n'en retrouvera que dans la musique du XXe siècle.

En 1594, Gesualdo fait éditer par Vittorio Baldini, imprimeur-graveur à Ferrare, ses deux premiers livres de madrigaux à cinq voix. Neuf des textes de ces madrigaux (dont sept dans le présent Livre I) sont de l'illustre poète – et ami du compositeur – Torquato Tasso , le « Tasse » que Verlaine, dans un poème à ce dernier dédié, appelle « Un fou perdu dans l'aventure…/…extasié le jour, halluciné la nuit/ou réciproquement, jusqu'à ce qu'il en meure. » Des vers qu'on verrait tout aussi bien appliqués à notre musicien, le prince de Venosa.

A ce stade d'élaboration de son œuvre, et donc avant les « fameux » Ve et VIe Livres de la maturité, qui témoignent d'une farouche et altière solitude en même temps que d'une irréversible plongée dans la folie, cette première série de madrigaux, même si elle porte déjà la marque d'une personnalité hors du commun, ne s'éloigne pas encore considérablement, formellement parlant, de précurseurs tels que Cipriano de Rore, Luca Marenzio ou Luzzasco Luzzaschi. Sur le plan de la thématique, c'est bien celle en vigueur dans toute la création madrigalesque du XVIe siècle, jusqu'à – et y compris – Monteverdi : soit une poésie amoureuse étrangère à tout caractère primesautier, qui de l'amour chante les tourments bien davantage que les délices, et quand il advient qu'elle en évoque les « délices », ce n'est que par oxymore, dans le style « O che dolce morire ! » (in :Quanto ha di dolce Amore). C'est, en fait, une poésie à doloriste dominante dans laquelle languire et sospire riment souvent avec morire, comme core et amore riment avec dolore. Il faut se rendre à l'évidence : le madrigal est triste (d'où le sous-titre de cette chronique, emprunté au poème de Baudelaire).

Pour l'interprétation de ces pièces toutes a cappella, il semble heureusement qu'on ait aujourd'hui définitivement renoncé à la tentation chorale : seule la formule d'une voix par partie pouvant rendre compte des subtilités harmoniques et de la complexité contrapuntique des partitions. L'expérimentateur « extrémiste » de l'harmonie qu'est Gesualdo s'attachant à mettre en lumière chaque nuance du texte, ces interprètes, manifestement en phase avec ce répertoire, servent habilement et talentueusement le compositeur dans cette démarche. La prise de son, très équilibrée, claire, « aérée », rend les voix très présentes et ne laisse passer aucune imperfection (heureusement rare et infime). Après, entre autres, William Christie et Rinaldo Alessandrini qui, avec leurs ensembles respectifs, nous ont proposé de fort intéressants Gesualdo, les « Kassiopeia », avec ce premier Livre prometteur, laissent espérer une intégrale…celle que l'on attend depuis la belle version (non reportée en CD, semble-t-il ?) d'Angelo Ephrikian, chez Harmonia Mundi.

Une opportune initiative donc, à saluer et à encourager ; d'autant que à l'écoute, même répétée, de cet enregistrement : point de lassitude. On ne sait si, comme dit la sagesse ( ?) populaire, « il n'y a pas de mal à se faire du bien » ou plutôt si, pour épouser la thèse gesualdienne, il ne serait finalement pas bon de se faire du mal…de ce mal-là s'entend.

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