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Stephen Hough : comme une piqûre d’abeille

Festival Abeille Musique

est de ces pianistes que l'on connaît en France plus pour leurs disques que pour leur concerts. Et de fait, ses apparitions parisiennes ces dernières années peuvent se compter sur les doigts d'une main. Situation bien injuste pour un musicien dont les enregistrements ne cessent d'être encensés par la critique. Aussi, sa venue à Paris — à l'invitation du tout jeune Festival Abeille Musique — constituait un événement pour tous les pianophiles. Ce Festival, dont il s'agit de la toute première édition (1), s'est établi au Théâtre Le Trianon. Dotée de 1000 places, cette salle — peu connue du public des concerts classiques — possède une acoustique tout à fait remarquable et convenant tout à fait à l'ambiance si particulière des récitals de piano. On ne sera donc que doublement reconnaissant au Festival Abeille Musique de non seulement nous proposer d'écouter l'un des pianistes les plus talentueux et les plus rares de sa génération mais aussi de nous permettre de découvrir une salle de qualité dans une ville qui n'en regorge pas !

Drôle de programme en vérité que celui composé par . Une première partie consacrée à deux grands compositeurs germaniques, Alban Berg et Franz Schubert, puis une seconde composée d'œuvres de compositeurs espagnols ou inspirés par l'Espagne.

Le récital s'ouvre sur la Sonate de Berg. Cette œuvre est l'opus 1 d'un des compositeurs les plus emblématiques de la Seconde Ecole de Vienne. Composée en 1911 à une époque charnière, alors que Scriabine avait déjà ouvert très largement le champ d'un langage pianistique « moderne », cette Sonate est à mi-chemin entre romantisme et modernité. y déploie un éventail de sonorités impressionnant. Son discours est d'une lisibilité cristalline, mais en rien froidement analytique. On pourrait presque qualifier son interprétation de « classique ». Les différents climats qui parcourent l'œuvre sont pleinement caractérisés, même si le côté romantique de la partition semble ici quelque peu éludé. On retrouve une approche assez similaire dans la Sonate D894 de Schubert. Cette partition de transition entre les sonates de jeunesse et les trois derniers opus, résolument tournés vers un langage plus moderne et ouvertement romantique, est abordée très littéralement par le pianiste britannique. Le Moderato initial y gagne en simplicité. Là où tant de pianistes se fourvoient en tempi trop étirés et se complaisent dans une certaine emphase, Hough choisit un tempo vraiment modéré et respecte à la lettre la rythmique schubertienne. Tout ceci confère une grande vie à ce mouvement. La diversité des couleurs déployées évite la lassitude engendrée par la répétition constante des deux thèmes. Cette approche rigoureuse convient également à merveille aux trois derniers mouvements. On notera la qualité du toucher du pianiste dans la seconde section de l'Andante, la plastique parfaite du Menuet. C'est le Schubert badin et quelque peu salonnard des Valses et des Ländler que l'on retrouve dans l'Allegretto final. Une version très classique, plus proche du dernier Haydn que de Beethoven. Tout cela sonne positivement très « viennois »… Ou peut-être pourrait-on dire « british ». Quelle élégance en tout cas !

La seconde partie, sur le thème de l'Espagne musicale, s'ouvre avec l'un des recueils les plus attachants de la littérature hispanique de piano : les Valses poétiques d'Enrique Granados. Ces petits joyaux — merveilles de concision et de romantisme simple — Stephen Hough les joue avec un mélange de simplicité et de perfection formelle qui ravit. Le sentiment de proximité et d'intimité qui en ressort, touche profondément, à l'image de la seconde valse, nostalgique et lumineuse à la fois. Dans Evocacion et Triana (deux pièces extraites d'Iberia, d'Albéniz), Hough privilégie une approche impressionniste. Dans Evocacion, Hough met toutes ses qualités de coloriste au service d'une musique énigmatique et ses pianissimi bouleversent. Triana — à l'inverse — est l'une des pages les plus brillantes d'Iberia. On a connu des versions plus vives et sanguines avec Freire ou de Larrocha, mais ce qui frappe ici, c'est la capacité du pianiste anglais à grader les différents plans sonores. C'est à une Espagne revisitée par les grands maîtres français que nous invite ensuite Stephen Hough. De Debussy, il interprète la Sérénade interrompue et La Soirée dans Grenade. L'approche est la même que pour Albéniz, très impressionniste, avec une attention de tous les instants portée au timbre. Une optique qui fait merveille dans la Sérénade, mais qui sonne un rien maniérée La Soirée dans Grenade. Œuvre exigeante s'il en est, l'Alborada del Grazioso de Ravel ne déçoit pas. Hough s'y révèle un technicien hors pair, mais point de virtuosité facile. Là où tant de « jeunes prodiges » truquent, Stephen Hough ne se contente pas de jouer « toutes » les notes. Son aisance technique et sa finesse de musicien lui permettent d'atteindre une grande clarté du discours et un sens du détail assez uniques… Peu nombreux sont ceux qui comme lui arrivent à jouer les périlleux glissandi de la partition en les agrémentant de decrescendi !

Le public est bien sûr aux anges, et c'est avec deux pièces plus « anecdotiques » que le pianiste décide de finir de le conquérir. Tout d'abord le délicieux et célébrissime Tango d'Albéniz / Godowsky. Le sens mélodique et la capacité à soutenir le discours musical sont tout à fait impressionnants. Pour preuve, dans cette pièce d'intérêt limité, la salle reste suspendue aux doigts du pianiste. Le Récital s'achève avec une petite pièce de virtuosité du grand pianiste et compositeur polonais Moritz Moszkowski. Popularisée par Josef Hofmann, ce court et brillantissime Caprice espagnol, met en valeur, comme dans Alborada, l'immense technique de Stephen Hough. Elle est également l'occasion de souligner l'intérêt de ce grand historien du piano pour un répertoire considéré par beaucoup comme « mineur », alors que réellement passionnant. Quel feu d'artifice pianistique en tout cas ! Le public souhaite que la fête continue. Et le Maître est généreux. Il régale encore l'audience de quatre superbes miniatures, tour à tour mélancoliques et rêveuses (Das alte Lied de Lowe, deux miniatures de Mompou) ou facétieuses et virtuoses (le second bis, une composition très humoristique de Hough lui-même !). Un bien beau moment de musique. Qui restera à n'en pas douter gravé dans la mémoire des amoureux de musique et de piano s'étant déplacés pour entendre l'un des très grands pianistes actuels. Chapeau Maestro !

Le Festival Abeille Musique continue dès la semaine prochaine avec une alléchante production du Bourgeois Gentilhomme de Molière et Lully. Les pianophiles se réjouiront quant à eux, le 6 Décembre prochain, pour la venue d'un autre immense virtuose, Marc-André Hamelin, avec un programme et qui comprendra entre autres la redoutable Symphonie pour piano sol de Charles-Valentin Alkan !

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