- ResMusica - https://www.resmusica.com -

De la Maison des Morts à Genève, quand Janácek s’enthousiasme pour l’expressionnisme

Le dernier opéra de Janácek est à l'affiche du Grand Théâtre de Genève ces jours-ci. L'ouvrage La maison des morts, pour lequel le compositeur apposa sa double-barre en 1927, explore un univers noir, oppressant puisqu'il s'agit d'un pénitencier russe.

Le compositeur n'a pas pu mener à terme ses projets de révision du dernier acte puisque la mort l'a emporté avant, en août 1928. Elliptique, cet opéra a été considéré à tort comme inachevé par les proches du compositeur qui crurent bon de retoucher la partition pour la « parachever ». Ce n'est que 52 ans après sa disparition, en 1980, que l'œuvre fut redécouverte et remontée dans sa version originale, telle que l'avait léguée son auteur. Le livret est dû à Janácek, qui l'a écrit d'après les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski. Rappelons que l'écrivain russe a passé quelques années dans un bagne de Sibérie à la suite desquelles il légua ses Souvenirs. La présente production genevoise est la création romande de l'œuvre dans sa mouture originale.

Contrairement à l'œuvre littéraire dont elle est inspirée, l'œuvre lyrique de Janácek est dépourvue de personnage véritablement central, même si la destinée du prisonnier politique Goriantchikov s'égraine au fil du temps et finit par trouver un épilogue par le truchement de sa libération. La maison des morts du Tchèque s'apparente plutôt à une série d'évocations de la vie au cœur du pénitencier de Sibérie. Chaque acte se perçoit comme un arrêt sur image du quotidien des détenus. La violence, la cruauté, l'injustice de leur internement comme des conditions de vie transparaissent sans cesse et de manière prégnante dans les récits que font les prisonniers de leur vie au sein du goulag. Le destin des protagonistes nous est ainsi révélé par bribes, au compte-gouttes. Tous ces fragments d'existence brossent les portraits touchants d'individus divers dont les rêves, les désirs se trouvent assiégés, mais dont la profonde humanité continue de s'exprimer. Nous assistons par exemple aux accès de violence de l'impulsif Louka ou aux efforts d'Alieïa pour apprendre à lire envers et contre tout… En frontispice de la partition de Janácek ne figure-t-il pas : « Dans chaque créature, une étincelle divine » ?

Quant à la musique, elle rompt avec le reste de la production de Janácek. En 1925, celui-ci assiste à une représentation de Wozzeck de Berg, alors qu'en son for intérieur, au vu des échanges épistolaires qu'il a eus avec ses proches à cette même époque, il ressent la nécessité artistique d'« aller droit à la vérité, droit aux paroles dures des éléments ». La mise en musique du destin du Tambour-major l'impressionne… Si, dans son ultime opéra, la musique de Janácek ne peut se comparer à celle de Berg, elle partage toutefois avec cette dernière une certaine âpreté et une caractérisation des ambiances résolument liée à un travail mené sur le timbre orchestral. L'action ploie sous cette musique sans concession, tonale, mais riche en dissonances, qui alterne entre moments de dérision, de tensions, avec des danses populaires qui la parcourent subrepticement. La musique n'affleure pas, elle se reçoit comme de denses exhalaisons émanant de la fosse. Parmi l'ensemble des opus du compositeur, elle est à situer aux antipodes, par exemple, du très romantique Conte pour piano et violoncelle, bien antérieur.

Les éléments de la mise en scène et des décors de concourent à rendre les tableaux précités avec éloquence. Tout y est volontiers vécu dans une certaine lenteur, qui paraît — sans que cela ne soit au désavantage de la lisibilité — déphasée d'avec l'agitation intrinsèque à la musique. Sa vision d'homme de théâtre permet une contemplation de l'univers carcéral et des destins qui s'y nouent, qui s'y oublient. Les éclairages baignent les dortoirs et autres salles d'eau communes d'une lumière blafarde idoine. Un impact plus grand serait peut-être atteint si le plateau avait été de plus petite dimension. La profondeur de champ est utilisée en plein, tant et si bien qu'une impression de dilution de l'action et de l'oppression se ressent parfois.

Sur le plan musical, Jiri Belohlávek dirige l' en faisant fort bien ressortir le langage des timbres et les oppositions chambristes, voire solistiques, qui régissent la partition de Janácek. Plus de mordant n'aurait toutefois pas dépareillé. Le plateau est à l'image du livret. Aucun chanteur ne ressort particulièrement par rapport à un autre. Il est tout simplement loisible de découvrir cet ouvrage paré d'une distribution de haut vol. Toutes les voix, sans exception, sont rondes et généreuses. Les deux chœurs convoqués forment un ensemble choral unique homogène et d'une grande qualité à la présence vocale affirmée et pleine de vaillance.

Crédit photographique : © GTG, Mario del Curto

(Visited 252 times, 1 visits today)