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Ambiance studio : Chut ! Aldo Ciccolini enregistre …

Non pas concert, non pas (encore) disque, non plus répétition : c'est autre chose qu'on vient voir. Une ambiance, l'artiste au travail… La musique, pour l'observateur de deux séances parmi six annoncées, est en arrière plan.

 : on est plus clairement en face d'un homme, et pas seulement devant un artiste. Inoubliable, forcément. On ne peut seulement écouter, on observe. On songe, on laisse son esprit vagabonder. C'est un « vieux bonhomme », avec toute la tendresse du vocable, c'est aussi un homme en grande forme physique, geste précis, et endurance, et force musculaire. Impressionnant, ce que l'amour du métier peut sauvegarder. Le pianiste est un vieux bonhomme, ceci dit avec un profond respect ; et avec tendresse ? En écho à celle qui semble émaner de lui quand son regard croise celui d'un musicien pendant une pause. On s'incline devant la douceur du personnage, le calme et la sérénité qu'il distille autour de lui.

A peine les mains sur le clavier, nous comprenons qu'il faut évacuer ce préalable de bienveillance que nous sentions guidée par notre bonne éducation, sans se l'avouer… Les raideurs ordinaires dans la démarche vers le tabouret d'un homme de son âge ne sont qu'un peu de fatigue que démentent l'agilité dans les doigts, la vitesse des bras. Trilles rapides et sous maîtrise, contrôle juste des « percussions » en fin de phrase : dès la lecture d'avant la première prise du concerto n°12 au programme ce jour, on sait qu'on a affaire à un pianiste, tout simplement. Un nom prestigieux bien sûr, mais on n'a que faire de ce prestige dès que ce pianiste-là commence à jouer.

Il faudra ensuite que Philippe Fournier exprime nettement sa nostalgie de cette première lecture pour que l'orchestre se libère du stress et d'une concentration sclérosante pour qu'enfin les prises captent le meilleur de ce dont sont capables ces musiciens attentifs à un chef précis et motivant. On remerciera aussi les barres de protéines qui apparaissent pendant les pauses !

C'est un bonheur pur, même pour le néophyte. « Ceux qui savent », spécialistes en « pianistique », argumentent, développent. Les autres sont de ceux qui sentent, qui ressentent, sans pouvoir argumenter, développer. L'émotion était cependant de force égale parmi la petite douzaine de personnes assises trois heures durant sur les très étroits bancs de ce Temple (Église Réformée). Le temps passe vite, intense, malgré le froid léger qui étreint lentement dans l'immobilité exigée pour contrecarrer les gémissements des gradins (le chauffage est coupé avant l'ouverture des micros, les musiciens sont stoïques… le « public » aussi, ses ressources de sensibilité désormais toutes convoquées par la seule musique), malgré l'heure du repas largement passée, malgré les redites, malgré les attentes techniques (écoute des prises hors salle, conversations concentrées. Dommage que l'on ne puisse pas assister à l'écoute immédiate des bandes).

La cabine d'enregistrement est dans une pièce voisine invisible, le chef et l'ingénieur du son communiquent par talkies-walkies posés au sol. Chaque prise est précédée ainsi d'un bliiip sonore.

Et se termine par l'étrange spectacle des archets maintenus levés quelques secondes après la dernière note. Ce silence… qui suit Mozart est-il encore du Mozart ? On s'en délecte plus volontiers que du fracas de la claque immédiate qui trop souvent au concert oblitère le lent effacement dans l'atmosphère des dernières harmoniques du tutti final…

On s'amuse aussi de voir Ciccolini tourner presque toujours deux pages de sa partition à la fois.

préfère deux, trois prises complètes d'un mouvement, et se prête avec une patience naturelle aux prises complémentaires pour inserts demandées par l'homme aux manettes…Que l'on ne voit que de loin en loin quand il surgit la partition à la main – « il ne manque que deux petites choses », assure-t-il au premier violon, pas dupe ! – pour s'entretenir avec Ciccolini et Philippe Fournier. Par exemple, il sera demandé aux vents (cors et hautbois) de reculer d'un rang avant de reprendre le mouvement lent.

Quand l'orchestre est muet, Philippe Fournier parfois respire, bouge, en phase avec le pianiste « au travail » placé derrière lui, qui déroule sa cadence. Nul doute que les musiciens ainsi restent dans le fil de la musique, et enchaîneront avec toute la subtilité qui leur est demandée. Le chef est aussi parfois dos à l'orchestre pour suivre exactement un ralentissement à la fin d'un « solo », et l'indiquer bras en arrière à son orchestre. Des gestes, des positions, des postures, qu'il ne pourrait adopter en concert, au risque de « se donner en spectacle ».

Ce concerto n°12 de Mozart est parmi les quelques-uns que Leon Fleischer déclare pouvoir jouer malgré les séquelles de sa dystonie à la main droite (in Le Monde de la Musique de décembre 2004). Il serait risqué d'en conclure hâtivement qu'il est naturellement accessible à un pianiste sans maladie de ce genre mais (un peu) plus âgé ? Le programme des autres séances d'enregistrement était consacré aux n° 20 et 23 : tous apprécieront alors à l'écoute de l'ensemble la persistance des qualités techniques d', par ailleurs rare dans un répertoire avec orchestre.

Les qualités humaines intactes du grand homme ont été démontrées, qu'on en juge. Les courtes prises pour des inserts ultérieurs étaient peut-être fastidieuses pour le pianiste qui dix fois devaient resservir la fin de la cadence qui lancera l'orchestre vers la prise que veulent enfin obtenir le chef et l'ingénieur du son. Pourtant, le soir, Aldo Ciccolini sollicitera l'attention des musiciens éparpillés dans la salle pendant une pause, pour énoncer ceci : « Merci de votre patience, et de votre discipline. J'ai rarement vu un orchestre (…) ».

Gentillesse, émotion en retour, applaudissements.

Crédit photographique : (c) DR

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