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Grigory Sokolov, l’émotion « on the rock »

Tout a déjà été dit, écrit, à propos de ce pianiste hors du commun : le talent – le génie – d'interprétation, le personnage singulier, la fascination qu'il exerce sur ses auditoires, au point qu'on a le sentiment d'avoir à présent épuisé le vocabulaire du dithyrambe … Parvenu aujourd'hui à pleine maturité (il est né en 1950), mais cependant encore bien peu connu du « grand public » français, aux yeux de qui n'existe pas un musicien qui n'enregistre pas, fait toutefois l'admiration quasi unanime des milieux pianistiques, lesquels guettent avidement la moindre de ses apparitions en récital, depuis une petite dizaine d'années qu'il lui arrive de se produire dans notre pays. Non, non ; ce n'est pas une légende (ou alors elle est bien vivante!) : une entrée d'automate, comme « radio-commandé », en état second (?) dans cet habit que les mauvaises langues appellent une « tenue de pingouin », et…droit au piano! Un bref salut – sans un sourire – et s'installe au clavier, sur un siège demeuré en position basse mais surélevé sur un socle qui le cale parfaitement.

L'attaque est immédiate et la magie commence… Sokolov renouvelle totalement notre perception de cette musique, et toute comparaison devient vaine : c'est là quelque chose d'in-com-pa-rable…quand le clavier de Bach devient tout autre chose que la fameuse « géniale machine à coudre » chère à Colette. Dans cette Partita en mi mineur, très vite, au bout de quelques mesures de la Tocata d'entrée, le piano s'estompe (à votre vue)…. Vous êtes dans un autre monde, celui d'une musique, certes connue, mais jamais entendue ainsi ; à peine entrevoyez-vous une tête chenue, un dos qui s'arrondit souvent, accompagnant les mouvements de deux mains miraculeuses, car nul doute : ce sont bien ces mains-là qui produisent tant d'inouïes beautés ; l'artiste déployant, par de prodigieuses qualités de toucher, une gamme infinie de nuances, tant dans la dynamique que dans la caractérisation : l'Allemande, grave, mais sans aucune pesanteur, la Courante, délicatement ornée, l'Aria qui chante délicieusement et, bouleversante de tendresse, une Sarabande à toucher les âmes les plus endurcies, avant une Gavotte somptueusement « perlée » et la Gigue finale avec une magistrale fugue à trois voix qui fait du piano de Sokolov un véritable orchestre. Point de répit cependant! Le marmoréen pianiste, préservant vraisemblablement son étonnante concentration, ne quête pas les applaudissements ; les bras ne sont pas retombés et il enchaîne ex abrupto avec la Fantaisie et Fugue en la mineur, jouée avec la même impériale force de conviction. A moins d'avoir des idées extrêmement arrêtées, « tranchées » sur la question, on se dit qu'on ne peut pas jouer cela autrement et que la splendide double fugue à quatre voix qui en constitue le sommet devient, sous ses doigts, modèle pour l'éternité.

Les Chopin de la deuxième partie de programme nous combleront tout autant. Et, là encore, le pianiste va enchaîner toutes les pièces sans temps mort, sans applaudissements. Son programme observe une chronologie qui couvre, en gros (1835-1845/46) la période de la liaison du compositeur avec George Sand. Ce qu'il y a d'étonnant chez cet homme, dont le visage ne trahit jamais la moindre émotion, c'est ce constat que tout, chez lui, se transmet directement du cœur au bout des doigts, mais alors tel le peintre usant de sa palette, avec la plus grande variété de « coloris » ; de même qu'il donne l'impression, ici, d'une constante improvisation, donnant raison à Cortot qui estime (à propos des Impromptus) que « la musique y devrait paraître en quelque sorte naître sous les doigts de l'exécutant ». Sous les doigts de Sokolov, nous recevons Chopin tel qu'on l'a toujours rêvé, au plus intime : pétri de tendresse amoureuse dans le cantabile, traversé de remous passionnés, de ruissellements véloces ou s'abandonnant, en saisissants contrastes, à de sereines ou douloureuses méditations poétiques. Sokolov fait mieux qu'interpréter : il devient Chopin ; et pour peu que l'auditeur ferme les yeux, c'est à Nohant qu'il se trouve transporté… « transporté »! C'est bien le mot qui convient. Le rubato, savamment dosé, est ici des plus subtils ; tout comme l'usage de la pédale, rare et toujours justifié : toutes les notes, absolument, sont perçues ; rien, jamais, n'est noyé dans ce jeu d'une souveraine maîtrise.

Le contrat rempli, l'artiste laisse enfin retomber les bras, sans que toutefois ses traits marquent le moindre relâchement ; sous les applaudissements et vivats enthousiastes, pas l'ombre d'un sourire…. Il reviendra cependant quatre fois, pour quatre bis servis comme un dessert à ce public conquis (on le serait à moins) et gourmand : deux Chopin des Valses et Mazurkas (dont la valse en La m op. 34) et deux Rameau (dont l'Egyptienne). Le Dijonnais, flatté, se dit peut-être que voilà un hommage bien sympathique et délicat rendu à la célébrité musicale de la ville… Las! Vérification faite, les mêmes « bis » ont été donnés à Bruxelles ; et gageons que ce seront les mêmes à Nancy et Paris. , en dépit des apparences, est en fait tout le contraire d'un improvisateur…. On le lui pardonne volontiers et l'on s'incline devant un professionnalisme d'une telle – géniale – perfection.

Crédit photographique : © DR

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