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Anssi Karttunen, Latences & Energies du Violoncelle

A Paris, la salle de l'Archipel offre un cadre confidentiel pour une saison engagée tout autant qu'éclectique : des fauteuils confortables, avec à disposition, le temps des entractes, un espace ambiance bar de nuit. Au programme : jazz, jazz manouche, Boogie woogie, latino jazz, Paris tango club, classique, musique de chambre, musique contemporaine, musica barroca del Peru, flamenco, choro brésilien, musique espagnole et sud américaine, et cinéma naturellement. Grand choix, haute qualité toujours.

C'est l'exigence de la culture, une culture sans œillères dont la philosophie unit l'œil et l'oreille. Ce soir, le violoncelliste finlandais nous a proposé, pour l'œil, cette performance fascinante des mouvements de la main sur les cordes du violoncelle. Pour l'oreille, un message profond.

Le musicien d'abord. Il est violoncelle solo du London Sinfonietta. Sa discographie est étendue : intégrale de Beethoven sur instruments d'époque, quelques concertos avec le London Sinfonietta et le Philharmonique de Los Angeles ; le concerto de Maurice Ohana chez Timpani, ceux de Saariaho, Salonen et Lindberg chez Sony Classical. Engagé sur la scène des nouveaux médias, il a co-fondé www. petals. org et publié quatre CDS sous le label Petals : Kaija Saariaho ; Bach & Telemann sur piccolo ; Jean-Baptiste Barrière, et un disque de l'Helsinski Cello Ensemble. Enfin il a assumé nombre de directions artistiques prestigieuses. Cette biographie suffit pour dire l'apport culturel discret et constant de L'Archipel à Paris.

Fidèle à l'ouverture de la maison, le programme est titré « violoncelle italien à travers les siècles – violoncelle et violoncelle baroque ». Un programme exigeant dont la volonté est d'explorer les expériences sur le son et la technique à partir « des premiers écrits, quand les musiciens étaient libres d'inventer l'instrument » (dixit ) jusqu'aux expériences extrêmes de notre temps.

Les premières notes du Ricercare 7 de Gabrieli, révèle un jeu électrique, personnel : panache, rapidité du geste et de la pensée, rythme et souplesse à la fois. C'est le vol attentif et prompt de l'insecte : sa perception intime du temps est infiniment plus lente que la nôtre, mais paradoxalement nous ne pouvons arriver à le suivre et sommes admiratifs, effrayés par sa rapidité. Puis, l'œuvre superbe de Franco Donatoni, Lame, due pezzi per violoncello (1982) frappe l'auditeur comme un coup de théâtre fougueux. On ne s'attendait pas à entendre trois violoncelles en un seul : percussif ; séraphique par les sons harmoniques ; lyrique par l'archet, avec un brin de désespoir. Contradictoirement, c'est à ce moment précis qu'il faut fermer les yeux pour ne pas rester captivé par la danse des doigts… seulement écouter la profondeur du texte dont les effets ne sont jamais gratuits. La Chiacona de Giuseppe Colombi, moment d'apaisement, rappelle ce jeu d'harmonie tel que le pratiquait à la même époque, le violoniste autrichien Biber, ou le gambiste français De Machy. Voilà qui démontre que les suites de Bach ne sont pas nées du néant, mais d'une longue tradition. Quant à l'œuvre de Luigi Dallapicola, Ciaccona, Intermezzo e Adagio (1945), parlons de génie – on s'étonne qu'il soit encore si peu joué au concert et surtout ignoré du guide Fayard sur la musique de chambre ! Propose-t-elle dans sa forme et sa pensée un hommage fugitif à Bach ? Les impulsions rythmiques du début sont-elles une évocation de la ciaccona pour violon du Cantor ? C'est certainement toute la tradition allemande, dont est issue l'école sérielle, que l'on ressent en filigrane sous la modernité et l'audace de la technique du compositeur. Les pizzicati de l'intermezzo, mêlés à d'autres sonorités, figurent-ils le souvenir des œuvres étoilées d'un Webern ? Ou peut-être est-ce une réinterprétation des intermezzi de quelques sonates ou suites viennoises ? L'adagio est incantatoire ; que dire alors du voyage dans les profondeurs, du de Profundis, que nous offrit l'artiste à travers sa technique impeccable et son sens du discours ! Les mots sont allées… de Berio, datent de 1978 et rappellent les œuvres vocales de la même époque. La partition révèle une compréhension parfaite de l'instrument. Elle laisse en prime une impression d'énigme propre à l'auteur – est-ce dû à son titre poétique ? La longue Partita sopra diverse sonate de Giovani Battista Vitali (1632-1692) est dans la lignée des variations en diminution sur divers thèmes. Parfois systématiques, elles sont sauvées par la sonorité grave de l'instrument, nommé « violone » par l'auteur. Il ne s'agit certainement pas du « violone » qui désigne la basse en seize pieds de la viole, trop épais pour cette vélocité, mais d'un violoncelle plus sombre que celui entendu au concert et qui convenait à l'absence d'accords et à la ligne mélodique nue de ces décors virtuoses. Variations qui furent l'occasion d'une nouvelle démonstration du jeu énergique et souple de Karttunen dans la musique baroque.

Enfin, la Sequenza XIV de Luciano Berio (2003) est un sommet. Un testament musical dans lequel l'agilité de l'interprète s'accomplit. Elle débute par un mélange de tambour – doigts percutant la caisse – et de sons étouffés (pizzicati). L'instrument sonne comme l'antique colascione – instrument pour lequel Kapsberger avait écrit une pièce (qui par ailleurs ressemble à notre rock moderne !). Puis l'archet, jusque là posé sur un tabouret, veut parler comme un confident, butant sur l'implacable hurlement de la corde à vide, pincée avec la plus grande vigueur ; retour aux battements étouffés ; puis un éclair envahit l'œuvre : un glissando, un gigantesque aller-retour sur toute la corde, de haut en bas – de bas en haut. C'est un effet de stupeur où s'écoule l'énergie de l'artiste. Cet éclair, opposé à quelques notes d'archet interrogatives, finit l'œuvre de Bério sur le même sentiment d'énigme et laisse l'auditeur ébahi. On ne comprend pas pourquoi un tel auteur est mort sans avoir été loué abondamment par les médias de sa patrie.

En bis, ce fut une improvisation. Elle ressemblait à un bouquet offert au public, bouquet de sons harmoniques cristallins si nombreux dans le concert, de petites notes spatialement éclatées, un résumé de la magie multiforme de cet instrument, de ces « latences et énergies » annoncées dans le titre notre chronique. Au fond, le violoncelle, comme tous les instruments quand ils sont exaltés, est un orchestre à lui seul. Puis le public applaudit. Les uns s'en allèrent, les autres vinrent entourer l'artiste et les organisateurs, dans le bar, comme une famille d'initiés, heureux d'avoir partagé un aussi beau concert.

Crédit photographique : © DR

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