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L’âme musicale de Bartók

et ensemble Muzsikás

Le programme de cette soirée sous-titre : « Bartók et ses racines, quand la musique populaire nourrit la musique savante ». On pourrait craindre une soirée « intellectualisante », proche de la conférence illustrée par quelques exemples musicaux. Mais il s'agit en fait bel et bien d'un concert de musiques de l'Est savantes ou populaires. Les choix de rapprochements, fidèles à la démarche du compositeur, permettent, au-delà des mots, de comprendre et ressentir l'âme populaire que Bartók a su glaner dans ses recherches d'ethnomusicologue avant l'heure.

La relation qu'entretenait le compositeur hongrois avec ses racines et avec les musiques traditionnelles est de notoriété publique. Certaines œuvres, comme les Danses roumaines ou les Duos pour violons Sz. 98 sont explicitement des transcriptions d'œuvres du patrimoine populaire. Cependant, pour celles-ci comme pour d'autres à caractère plus « savant » – le Quatuor à cordes n°4 – l'apprenti musicologue ou le mélomane averti sont tentés de rechercher de simples citations comme preuve de filiation d'un répertoire à l'autre. Si ce concert ne devait avoir qu'un mérite, ce serait celui de prouver que les racines de Bartók sont bien plus profondes qu'un simple emprunt thématique ou rythmique.

Dès le début, le spectateur est préparé à un concert hors norme : sur la scène, d'énormes enceintes, de nombreuses chaises, quelques instruments, des micros. L'Ensemble Muzsikás entre en scène et annonce immédiatement la couleur en interprétant des Danses de Szászcsávás, de Transylvanie. Bien que la formation puisse paraître « traditionnelle » (deux violons, un alto, une contrebasse), l'auditeur de musique classique est tout de suite frappé par l'énergie, la joie qui émanent de cette musique et de ses interprètes, et par l'utilisation des instruments. Ici, la mentonnière n'a aucune raison d'être, puisque le violon et l'alto sont très mobiles, souvent posés contre la poitrine. L'alto devient un instrument harmonique dont le rôle essentiel est de compléter les basses de la contrebasse par des contretemps en doubles cordes. Les instrumentistes échangent des regards et des sourires complices, quelques pas de danse : nous voilà plongés dans l'univers de la musique traditionnelle, cette musique slave des paysans que nous connaissons finalement si peu et, la plupart du temps, de façon très encyclopédique.

Après cette entrée en matière, le contrebassiste Dániel Hamar – non francophone, mais qui s'applique malgré tout, d'une façon admirablement compréhensible, à s'exprimer dans notre langue – présente la soirée. Il interviendra régulièrement au cours de la soirée pour donner quelques indications précieuses mais jamais trop longues sur les pièces qui sont mises en regard. Avant l'entrée de la remarquable chanteuse Márta Sebestyén, le public peut entendre un document exceptionnel : un document sonore réalisé par Bartók lors de ses collectes musicales. Cet enregistrement sera suivi sans aucun temps d'arrêt, en fondu enchaîné, par des mélodies de bergers pour flûte longue et voix.

Après quelques danses, le entre enfin en scène pour interpréter le Quatuor à cordes n°4. Chaque mouvement sera mis en regard avec une mélodie populaire : alors que l'ensemble classique termine sa dernière note, son dernier accord, l'ensemble traditionnel est déjà prêt à enchaîner sans aucune interruption, presque comme si ce dialogue était écrit par le compositeur lui-même, comme dans un concerto. Là est le secret de la magie de cette soirée : les deux ensembles se complètent et se nourrissent mutuellement de leur musicalité respective, et peu à peu la musique savante et la musique populaire se mêlent intimement, plongeant peu à peu interprètes et auditeurs dans un même élan, un même enthousiasme.

Au fil de la soirée, on perçoit la cohésion entre la musique de Bartók et celle de son peuple, peu à peu on comprend qu'elle est bien au-delà de l'emprunt thématique ou de la citation : c'est l'essence même de la musique populaire qui nourrit celle du compositeur.

Lorsque, dans la deuxième partie, les Duos pour violons ne sont pas interprétés, comme on aurait pu l'attendre, par les deux violonistes « classiques », mais par un membre de chaque ensemble, cela semble tout à fait naturel et évident. Et lorsque les Danses roumaines de Bartók sont renforcées par la contrebasse, et que le final est joué par l'ensemble des huit instrumentistes, il s'agit tout simplement d'une fusion logique et attendue par le mélomane pourtant habitué à dissocier musique savante et musique populaire.

L'humour, la vitalité, l'enthousiasme, la virtuosité qui ont jalonné cette soirée ont permis, bien plus que des grands discours, de comprendre toute l'âme populaire d'un compositeur qui figure pourtant au rang des grands théoriciens du XXe siècle. A l'heure où il est de mise de se questionner sur la supériorité de telle ou telle tradition, de telle ou telle culture, voilà une grande et précieuse leçon d'humanisme.

Prochain concert à la MC2 : le 2 février, orchestre du CNSMD de Lyon.

Crédit photographique : ©MC2 Grenoble

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