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Dialogue Bach, Honegger

Il est des labels qui font preuve d'une grande culture musicale en leurs réalisations, et ce ne sont pas nécessairement les « majors » : ainsi le label allemand Oehms Classics, créé par Dieter Oehms et Peter Schmidt, vous convie à des expériences musicales astucieuses tout autant qu'édifiantes. Dans sa série « Dialogue », qui ne comprend actuellement que trois CD, Oehms Classics nous propose de retrouver les cordes du Festival de Lucerne dans des programmes intelligemment conçus et montrant la filiation entre compositeurs d'époques différentes : « Dialogue Baroque – Minimal » (OC 363) s'attache à nous faire saisir les rapports entre les œuvres de , John Adams et Steve Reich ; « Dialogue Schubert – Webern » (OC 333) nous révèle les affinités entre ces deux compositeurs viennois ; enfin « Dialogue Bach – Honegger » (OC 301), le CD sous rubrique, montre à l'évidence les liens profonds entre les protestants et .

Le Festival Strings Lucerne est bien connu des mélomanes depuis ses enregistrements nombreux et légendaires sur le label DGG sous la direction de l'un de ses fondateurs, Rudolf Baumgartner. Actuellement dirigé par son directeur artistique Achim Fiedler, cet ensemble se définit ainsi lui-même : « Le Festival Strings Lucerne veut établir un dialogue créatif entre ancienne et nouvelle musique. Son vaste répertoire comprend des œuvres destinées aussi bien à des ensembles à cordes qu'à des orchestres de chambre élargis et va du baroque jusqu'à la musique contemporaine. L'ensemble a eu l'occasion de jouer en première mondiale plus de 100 œuvres de compositeurs aussi reconnus que Frank Martin, Bohuslav Martinu, Sándor Veress, Iannis Xenakis, Krzysztof Penderecki, Herbert Willi, Milko Kelemen ou Peter Ruzicka. La plupart de ces pièces ont été écrites spécialement pour le Festival Strings Lucerne et ses directeurs artistiques. »

On sait qu' était très attaché à la musique de  : protestants, tous deux possédaient au plus haut point cette science remarquable du contrepoint, et le fait que le compositeur suisse ait remis à l'honneur l'oratorio au XXe siècle n'est que l'un des aspects de cette affinité. Toutefois Bach n'était pas le seul compositeur auquel Honegger donnait son cœur : lors de son célèbre enregistrement « Honegger vous parle » (microsillon Festival 30FLD50 hélas non réédité en CD), le compositeur nous confiait : « J'ai à Bâle un grand ami, un chef d'orchestre qui, depuis près de trente ans, a joué partout mes œuvres, et pour qui j'en ai écrit de nouvelles. C'est Paul Sacher. En 1938, il m'avait demandé une symphonie pour le Kammerorchester de Bâle ou le Collegium Musicum de Zürich, car il dirige les deux. Pendant plus d'un an, j'accumulai des tentatives qui ne me donnèrent aucune satisfaction. Enfin, pendant les tristes jours de l'occupation, je me replongeai dans les quatuors de Beethoven, et l'influence de cette œuvre magnifique me stimula et me permit de me mettre au travail. Je pus faire parvenir la partition à Paul Sacher qui en donna la première audition à Zürich le 18 mai 1942. » Le lecteur aura compris qu'il s'agit en l'occurrence de la célèbre Symphonie n°2 pour cordes et trompette ad libitum, l'œuvre même qui conclut ce CD Oehms Classics. Le compositeur, parmi ses « tentatives », avait d'abord fait parvenir un Prélude lent qui n'aurait jamais été exécuté à l'époque ni introduit dans la Symphonie. Il s'agit en fait du Largo pour orchestre à cordes, également sur ce CD, court morceau de 56 mesures qui, en dépit de sa brièveté (3 minutes), possède une densité qui n'est pas sans évoquer les accords grandioses du début de la Symphonie n°5 « Di Tre Re ». Pour faire bonne mesure, Oehms a également joint à ces pages l'Hymne pour dixtuor à cordes, œuvre commandée en 1920 par Léo Sir, un luthier de Marmande : cette page d'une noble gravité annonce le De Profundis de la Symphonie n°3 « Liturgique » et l'Andante du Concerto da camera. Formation relativement rare, le dixtuor à cordes inspira également à Darius Milhaud la n°5 de ses Petites Symphonies. Enfin, l'éditeur allemand n'a pas omis d'inclure le Prélude, Arioso et Fughette sur le nom de BACH, œuvre originellement pour piano solo (1932), mais plus connue sous forme du remarquable arrangement pour cordes qu'en accomplit Arthur Hoérée (1936), version approuvée par son ami Honegger dont il orchestra par ailleurs plusieurs mélodies.

Ce qui constitue apparemment une intégrale des œuvres pour cordes d' nous est donc offert ici, encadré par les deux chefs d'œuvre de Bach, L'Offrande Musicale BWV 1079 (1747) et L'Art de la Fugue BWV 1080 (1742-49), ou tout au moins les extraits les plus significatifs de ces œuvres (une intégrale ne pouvant bien évidemment tenir sur un seul CD). Le choix s'est fixé sur les pages dont la richesse contrapuntique était la plus frappante : pour la première œuvre, le Ricercar a 6 ; pour la seconde, les Contrapuncti 1, 4, 12a, 9, et la Fuga a 3 Soggetti ; le tout interprété par le Festival Strings Lucerne dans un style baroque des plus évidents. Quant aux œuvres d'Arthur Honegger, dès Charles Münch, on nous a habitués à des interprétations de la Symphonie pour cordes et trompette par d'opulents orchestres symphoniques : la Société des Concerts du Conservatoire (Münch), l'Orchestre Symphonique de Boston (Münch, encore !), l'Orchestre de Paris (Münch, toujours !), la Philharmonie Tchèque (Baudo), les Berliner Philharmoniker (Karajan)… sans tenir compte des multiples intégrales des symphonies. Le Festival Strings Lucerne, composé de 6 premiers violons, 5 seconds violons, 4 altos, 3 violoncelles, 2 contrebasses – et une trompette – allait-il faire le poids devant ces monstres sacrés ? C'est bien vite oublier qu'au départ, la Symphonie pour cordes et trompette fut écrite à l'intention de Paul Sacher et de ses deux orchestres de chambre suisses. À l'audition de l'interprétation du Festival Strings Lucerne, on ne peut qu'être stupéfait du résultat : comme le disait Furtwängler, la polyphonie n'est pas une question d'effectifs, et dans le cas qui nous occupe, cette polyphonie n'a jamais paru aussi évidente, aussi limpide. Et jamais la complexité des multiples voix du Finale de la Symphonie n'a paru aussi logique et inéluctable, jusqu'à la délivrance ultime apportée par la trompette. Si à tout cela, nous ajoutons une interprétation constamment sous haute tension, inutile de dire que cette version de la Symphonie pour cordes et trompette est l'une des toutes meilleures que l'on puisse obtenir en CD, si pas la meilleure. Quant à l'interprétation des autres pages d'Arthur Honegger, elle est de la même eau, notamment la version sensationnelle du Prélude, Arioso et Fughette sur le nom de BACH, mais là évidemment, la comparaison est moins redoutable, vu le peu ou l'absence de versions concurrentes.

Voilà un disque qui comblera les mélomanes les plus exigeants dans ce genre de répertoire.

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