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Kullervo de Aulis Sallinen, mettre en scène la désespérance

Hormis les trolls des bois et autres petits lutins des forêts, les récits épiques de la Scandinavie n'ont jamais jusqu'ici submergé nos cultures latines. Plus tournées vers la brillance de notre soleil, nos légendes se distinguent par des contes et des récits de personnages glorieux et couverts de lumière.

La froideur et la grisaille hivernales des pays nordiques ne peuvent guère inspirer que des récits aux couleurs noires de la mort, comme cette légende du Kalevala d'où est issu le héros maudit Kullervo.

« J'ai cuit un pain dans lequel il y avait une pierre. Cette pierre est maintenant dans ton cœur! ». Cette phrase lancée à Kullervo par sa maîtresse, la femme du forgeron, résume la problématique du personnage central de l'opéra d' en création suisse sur la scène de l'Opéra de Berne. Construit sur un empire de haine et de vengeance, le personnage de Kullervo renferme tous les ingrédients d'un opéra dans le droit-fil des romans de la cruauté d'Antonin Artaud. L'histoire pessimiste et irréversible de ce demi-dieu mal né s'ambiante dans une société païenne anarchique. Kullervo grandit sous le toit de son oncle, assassin de sa famille. Sombre, révolté et coléreux, il erre sans autre ambition que la réalisation de sa vengeance. Seul Kimmo, un ami d'infortune joui d'un pâle sentiment d'amour. Vendu par son oncle comme esclave, Kullervo tuera la femme de son maître pendant une incartade. Commence alors son exil au cours duquel il retrouve sa famille miraculeusement épargnée du meurtre fratricide. Rejeté par son père à cause de son crime, il reprend son itinéraire misérable vers l'assouvissement de sa vengeance. Après avoir incendié la ferme de son oncle, il retrouve Kimmo délirant, devenu fou. Devant tant de désespoir, Kullervo n'a d'autre alternative que le suicide.

Dans ce monde kafkaïen, le metteur en scène suisse compose un tableau terrible de la désespérance. Dans la pénombre d'un plateau alternativement éclairé de lumières rose sale, vert bouteille ou gris bleu délavés, la scène, vide d'accessoires, est habitée des déambulations du chœur. Vêtus de mauvais vêtements gris et noirs, passant d'un côté à l'autre de la scène, ils échangent les objets dérisoires de leur monde déchu. C'est un transistor contre un rasoir, un sceau en plastique contre une paire de bas. Dans un ballet fantomatique sans grâce chacun s'en retourne à son coin pour contempler sans joie le fruit de ses échanges. La venue d'un chanteur rock redonne fugitivement l'impression d'un bonheur matériel stéréotypé avant que chacun reprenne le rythme de ses occupations superficielles. Pendant l'interlude précédant la 5e scène, le plateau de scène vidé de ses occupants pivote lentement vers la verticale, débarrassant son plancher des chaises, des fauteuils, des objets divers, des tapis, des valises, des chaussures qui faisaient le quotidien de ses habitants. Scène saisissante d'un monde matériel s'amassant dans un tas informe de détritus, comme broyé entre les mâchoires d'un camion poubelle. Images fortes d'un monde déchu.

La musique du compositeur finlandais suit les états d'âme de son héros destructeur. Passant de la férocité combative à la tendresse amoureuse, les sonorités musicales d' passent des accents complexes de dissonances comparables à Benjamin Britten au lyrisme harmonieux d'un Sibelius ou d'un Giacomo Puccini. Ce mélange de contrastes confère à l'œuvre de Sallinen une puissance musicale cinglante que le Berner Symphonie-Orchester exprime avec conviction. La baguette d' le porte à un paroxysme sonore parfois explosif forçant, les solistes à se surpasser.

À ce jeu des excès, la tenue du rôle-titre est une rude épreuve dont le baryton Gabriel Suovanen (Kullervo) sort exténué mais triomphant. Admirablement dirigé, il habite sa figure de meurtrier pitoyable d'une voix parfaitement équilibrée. Jamais dans l'effet, il conduit vocalement son personnage de la fureur vengeresse à la résignation désespérée avec un rare talent. Quand, à demi recroquevillé, il chante son rêve, son théâtre offre l'image d'un Marlon Brando dans « Un tramway nommé Désir » alors que son chant est celui d'un tout grand chanteur. À ses côtés, le ténor (Kimmo) est bouleversant. Acteur touchant d'authenticité, il enveloppe son personnage d'une humanité profonde. Sa voix éminemment mâle l'habite autant que le geste. L'image de l'enlacement de son ami Kullervo, alors que celui-ci venait de tenter de le tuer, alliée à la douceur harmonique soudain retrouvée de la musique reste un moment inoubliable de symbiose artistique émotionnelle totale. Dans cette distribution très homogène, la voix sombre de la mezzo (La mère) campe superbement la douleur de la mère incapable de protéger son enfant courant au désastre et la basse Esa Ruuttunen (Kalervo) impressionne par la qualité de l'émission vocale et la profondeur de son instrument. Très investie dans son rôle, la superbe voix de soprano de (La jeune femme du forgeron) laisse un souvenir vibrant de sa scène d'amour (admirablement mise en scène) avec Kullervo. Une scène prolongée dans l'émotion quand, après que Kullervo a tué sa maîtresse, s'élève une somptueuse musique de Requiem.

Si de cette soirée, l'extraordinaire mise en scène de est sans contredit l'élément catalyseur, sa potentialisation autour de la musique de Sallinen et des chanteurs en fait l'un des plus formidables spectacles que le Stadttheater de Berne a présenté sur sa scène.

À écouter : – Kullervo – 3 CDs Ondine ODE-780-3T

Crédit photographique : © E. Rieben

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