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Les Manfred se jouent de la corde raide !

: Berg / Beethoven

On ne peut taxer les Manfred de frilosité quand ils mettent ainsi à leur programme ces deux monuments reconnus de la littérature pour quatuor que sont la Suite lyrique de Berg et l'op. 130 de Beethoven complété de l'op. 133 (Grande Fugue)! Des pièces infiniment et légitimement prisées des musiciens (et de bien des mélomanes) mais tout autant redoutées pour leur indéniable difficulté d'exécution. Composées très exactement à un siècle de distance, elles illustrent le troisième volet de ces « Destins croisés » sélectionnés par le pour cette saison 2005/2006. Dans un premier temps, le musicologue Bernard Fournier*, chargé d'éclairer un tant soit peu l'auditoire et de le « préparer » à l'écoute de ces œuvres, s'acquitte volontiers et plaisamment de cette tâche, s'efforçant de rendre accessible à tous une analyse condensée, d'un didactisme soigneusement dosé. L'esprit ainsi mis au fait, le public est alors convié à quelques nourritures terrestres qu'un staff d'encadrement efficace et agréablement convivial sert dans une salle annexe.

Après quoi c'est le plongeon dans le bain musical. Un bain dans lequel l'auditeur perd vite pied, s'il ne trouve pas de quoi s'accrocher, si l'interprétation manque de relief, d'engagement, de profondeur, de sensibilité. Fort heureusement, celle des Manfred est à l'opposé de tout cela. Dans une pièce qui se définit comme « lyrique », et dans laquelle chaque mouvement se trouve expressément qualifié d'un affect (successivement : giovale, amoroso, misterioso, appassionato, tenebroso, desolato), le jeu inspiré de nos musiciens, tout de narrative poésie, nous fait assister en quasi » voyeurs » à la désintégration de cet amour fou et malheureux d' pour Hanna Fuchs. Peu importe alors l'entrelacs des initiales (ABHF : la-sib-Si-Fa), les références à la numérologie, ou la rigueur sérielle. La technique sans faille des artistes(précision des pizzicati, remarquable col legno, en sourdine et de fiévreuse angoisse dans l‘Allegro misterioso, jeu contrasté des sonorités) nous conduit, tel le Baudelaire de De profondis clamavi (autre référence avouée d'), sous « la froide cruauté de ce soleil de glace » jusqu'au « fond de ce gouffre obscur où [son] cœur (celui du compositeur) est tombé ». Et si ne nous échappe pas la citation de Tristan (le fameux « accord », thème du désir) dans le Largo desolato final, celle-ci prend valeur d'» idée fixe » à la Berlioz, alors que les deux notes répétées de l'alto isolé évoquent irrésistiblement l'» ewig » de l'Abschied dans le Chant de la Terre de G. Mahler.

Avec Beethoven et cet autre fleuron du répertoire que constitue le quatuor n°13, nous retrouvons le domaine de la musique pure. Les Manfred ont choisi le finale original – Grande Fugue – en lieu et place du finale « de remplacement » (dernière composition de Beethoven en 1826), bien plus fréquemment joué, et nous leur en savons gré. Non pas que cet allegro-rondo soit dépourvu d'intérêt, mais dans cette pièce hors normes, qui échappe à la convention, à l'orthodoxie du quatuor, ce finale de remplacement nous ramène davantage au style de l'op. 59 « Razumovsky » qu'il ne nous plonge dans les pages visionnaires du dernier Beethoven. Et puis cette impressionnante Grande Fugue est un peu au compositeur ce que l'Art de la Fugue est à J. S. Bach : la quintessence de son art contrapuntique.

La structure adoptée ici est celle que l'on retrouvera chez Berg : 6 mouvements, de caractère et de tempo contrastés. Les « Quatre Archets » traitent les deux morceaux les plus populaires (le court presto du deuxième mouvement et la danza alla tedesca du quatrième) avec juste ce qu'il faut de légèreté souriante, et donnent de la cavatine une lecture quasi élégiaque, réservant, comme de juste, intensité et expressivité aux deux piliers d'encadrement, ces deux qualités portées à un point d'investissement qui rappelle la lecture au disque des Italiano de la Grande Epoque, l'intention hédoniste en moins. Dans le vaste mouvement initial, les Manfred mettent particulièrement l'accent sur les contrastes de dynamique et de caractère chers à Beethoven : ainsi les très fréquentes oppositions forte-piano ou les contrastes énergique / chantant, telle l'opposition « männlich » / « weiblich » (masculin / féminin) qui naissent de la complémentarité des thèmes.

La Grande Fugue enfin achève en apothéose ce concert de haute tenue et c'est avec une grande maîtrise que s'échafaudent, à l'écoute, les sujets de cette grandiose fugue double, soutenus magistralement dans leur développement et l'enchaînement des variations par une parfaite cohérence des « Quatre Archets ». Rares et brèves étant les plages de méditation, c'est dans une perpétuelle tension que le discours triomphant est porté, comme à l'incandescence, dans des sonorités âpres ou pleines et amples, sans le moindre décalage rythmique jusqu'à la brillante strette ponctuée d'une courte et vive tarentelle.

Bravo sans réserve au pour cette remarquable prestation!

Leur prochain concert : consacré à Haydn et Mozart et précédé d'une conférence de Marc Vignal, sera donné dans ce même lieu le 11 avril 2006

*Bernard Fournier : L'Esthétique du quatuor ; Fayard, 1999. Histoire du quatuor à cordes t. 1 : de Haydn à Brahms ; Fayard, 2000. t. 2 : de 1870 à l'entre-deux-guerres ; Fayard, 2004. t. 3 : de l'entre-deux guerres à nos jours ; parution prévue courant 2007.

Crédit photographique : © Jacques Blanchard

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