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Un double hommage à Joseph Jongen et aux pianos Érard

Le sous-titre de cette série de Phaedra, « In Flanders'Fields », s'il convient peut-être à l'Ensemble Erard amstellodamois, ne concerne évidemment pas , chantre des pays du bord de Meuse et des Ardennes profondes. Il est donc d'autant plus remarquable et vraiment sympathique que le label flamand Phaedra ait consacré ce disque parfait au plus grand compositeur liégeois du XXe siècle.

Né à Liège le 14 décembre 1873, accomplit des études musicales complètes au Conservatoire Royal de Musique de Liège, et très vite l'Académie Royale de Belgique lui octroie un Prix pour son Quatuor à cordes n°1 op. 3 de 1894, avec pour conséquence son édition immédiate chez le réputé Ernst Eulenburg, avec la collaboration de la Veuve Léopold Muraille, éditeur à Liège. 1897 est une année faste pour notre musicien : Premier Grand Prix de Rome pour sa cantate Comala, et nomination (à 23 ans !) en tant que professeur-adjoint d'harmonie et de contrepoint au Conservatoire Royal de Liège. De ses voyages résultant de son Grand Prix de Rome, il ramène plusieurs œuvres importantes qui, si elles font partie des commandes « obligées » du Concours, n'en sont pas moins inspirées : une Symphonie op. 15 (1898), un Concerto pour violon op. 17 (1899), un Concerto pour violoncelle op. 18 (1900), et un Quatuor à clavier op. 23 (1902). Nommé en 1903 professeur d'harmonie et de contrepoint au Conservatoire Royal de Liège, la guerre le force à émigrer avec sa famille en Angleterre où il fonde un quatuor à clavier avec notamment le violoniste belge Désiré Defauw (qui deviendra un chef d'orchestre aussi célébré aux Etats-Unis qu'en Belgique) et l'admirable altiste anglais Lionel Tertis. De retour en Belgique, Jongen dirige les célèbres Concerts Spirituels de Bruxelles de 1919 à 1926, alors qu'il est nommé professeur de fugue au Conservatoire Royal de Bruxelles dont il devient le directeur de 1925 à 1939. Durant les vacances relatives à cette période, et jusqu'en 1951, il se consacre à la composition d'œuvres d'une constante et étonnante fraîcheur, d'une jeunesse incomparable d'inspiration. C'est au petit village ardennais de Sart-lez-Spa qu'il décède le 12 juillet 1953.

a composé trois œuvres pour trio à clavier, tout comme il a rédigé trois quatuors à cordes. Mais si le Quatuor à cordes n°1 op. 3 montre bien plus le remarquable savoir-faire d'un tout jeune musicien d'exception que l'expression épanouie de sa future personnalité, celle-ci est déjà apparente dans son Trio pour piano, violon et violoncelle en si mineur, op. 10 de 1897, témoignant de tournures mélodiques et rythmiques raffinées qui sont la signature indubitable du compositeur liégeois.

Bien évidemment, on y perçoit l'héritage franckiste quant à la forme, mais Joseph Jongen a su déjà s'en affranchir quant à l'expression et l'esprit, un peu à la manière d'un Ernest Chausson. Est-ce pour cette raison qu'une citation (inconsciente ?) d'un thème de Shéhérazade de Rimsky-Korsakov forme la coda de l'Andante molto sostenuto (il s'agit du thème principal de la deuxième partie, Le Récit du Prince Kalender) ? Peut-être. Toujours est-il que cette maîtrise précoce de l'expression permet, sans le moindre hiatus, l'écoute successive du Trio pour piano, violon et alto, op. 30 de 1907 qui, lui, se libère de la structure classique traditionnelle en ce sens que l'alto remplace le violoncelle, et qu'il est en trois mouvements plus libres en leur inspiration : Prélude, Variations et Final (hommage respectueux évident à César Franck). Le Prélude, plus tourmenté que de coutume chez le compositeur, est de forme ABA avec coda qui seule apportera l'apaisement nécessaire à la transition vers les Variations.

Celles-ci débutent presque innocemment, pour parcourir ensuite toute la gamme des sentiments, et enchaîner directement sur le Final, mi-variations, mi-rondo aux tournures mélodiques et harmoniques typiquement fauréennes, qui s'épanouit en une joie de vivre et un optimisme des plus communicatifs. La formation piano, violon et alto est plutôt rare en musique de chambre ; elle se justifie chez Jongen comme témoignage d'amitié vis-à-vis de deux de ses amis, dédicataires de l'œuvre, le violoniste Émile Chaumont et l'altiste Oscar Englebert, tous deux par ailleurs pédagogues réputés (Oscar Englebert sera notamment le professeur d'alto d'un autre grand compositeur liégeois, Jean Rogister (1879-1964), également remarquable altiste). Ce sont eux qui en donnèrent la première audition à Bruxelles le 11 mars 1907, avec Joseph Jongen au piano. Ce Trio pour piano, violon et alto avait déjà été magistralement enregistré par l'Ensemble Joseph Jongen dont fait partie l'admirable pianiste (lire notre chronique). L'auteur de ces lignes n'est pas précisément un chaud partisan des pianoforte anciens ou autres Hammerflügel : après tout, il est peu probable que Liszt ait pu composer ses chefs-d'œuvre s'il n'avait disposé que d'instruments de la fin du XVIIIe siècle que le temps a bien souvent « vidés » de leur substance sonore, quand ils ne sonnent pas comme des pianos de saloon ! Et pourtant… Pourtant il avoue avoir été entièrement conquis par la transparence des textures, l'expression diaphane des lignes mélodiques et l'équilibre instrumental idéal accomplis par cet admirable Ensemble Erard dans ces deux pages de Joseph Jongen. Il est vrai qu'ici, il ne s'agit pas d'un instrument de la fin du XVIIIe siècle, mais bien d'un Grand Piano Érard bien plus évolué de 1877, magnifiquement restauré par Frits Janmaat d'Amsterdam.

Il existe une troisième œuvre pour trio à clavier, les Deux pièces en trio pour piano, violon et violoncelle, op. 95 (1931), jadis gravées en microsillon par le Trio de Bruxelles chez Alpha, plus récemment en CD par le Trio Clara Wieck (Signum Classics) et le Trio Grumiaux (Klara MMP036), mais peut-être son omission sur ce CD Phaedra est due à une question de minutage, bien que l'œuvre ne devrait pas dépasser les 18 minutes. Signalons également un second disque Phaedra précédemment édité (« In Flanders'Fields » 92030) tout aussi parfait et également tout entier consacré à Joseph Jongen dans l'intégrale de son œuvre pour violoncelle et piano par Karel Steylaerts au violoncelle et Piet Kuijken au piano, CD tout aussi chaleureusement recommandé.

Crédit photographique Joseph Jongen : © Institut Jules-Destrée (Droits SOFAM)

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