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Ariadne auf Naxos avec Karajan et Schwartzkopf

Plus encore qu'un chef-d'œuvre lyrique de premier ordre, Ariane à Naxos se présente comme la surprenante métaphore d'un objet lyrique dont elle formerait l'impossible miroir aux reflets inversés.

Aucune version ne rend mieux compte de cette singularité que la légendaire interprétation de Karajan, restituée, pour le plus grand bonheur des amateurs de féerie sonore, par la firme Naxos. Entre les deux volets de cet étrange diptyque musical, le prologue et l'opéra proprement dit, c'est en effet tout un jeu de constants renvois qui se trame, vivier d'une sorte d'esthétique du paradoxe (celui du Crétois qui dit que tous les Crétois sont des menteurs) ! De ce point de vue, il faut rappeler que la première version de l'œuvre, créée à Stuttgart, remplaçait la cérémonie turque écrite par Lully pour s'intégrer au Bourgeois gentilhomme de Molière. Dans sa version finale, la deuxième partie d'Ariane forme un délicieux pastiche de l'opera seria, en saisissant contraste, dans sa dimension lyrique, avec la pure théâtralité verbale du prologue, dont les pétillants récitatifs se colorent occasionnellement d'accents plus mélodieux.

Le prologue, qui a pour cadre le théâtre privé d'un palais viennois du XVIIIe siècle (idée d'Hugo von Hofmannsthal qui peut ainsi colorer son argument de critique sociale), annonce la création d'Ariane à Naxos, opéra d'un jeune musicien. Pour ce dernier, la soirée est rude : il apprend que son joyau sera suivi d'une comédie assez leste, puis que les deux ouvrages seront donnés… en même temps, enfin qu'il lui faut couper dans sa partition pour s'adapter aux dimensions de la pièce ! Touchants de naïve présomption, la prima donna et le ténor rivalisent d'ingéniosité pour convaincre le compositeur de supprimer les airs de l'autre. Mais, heureux indice quant à la santé mentale de notre héros, c'est en prêtant l'oreille – et le regard – à la charmante Zerbinette qu'il se résout finalement à la trahison de son idéal artistique, avant d'opérer un prudent retrait.

L'opéra lui-même situe plus traditionnellement son action sur l'île de Naxos, où Ariane vient d'être abandonnée par l'abominable Thésée, qu'elle avait pourtant aidé à sortir du labyrinthe du Minotaure. La nigaude chante sa plainte, maudit l'ingrat, feint même de soupirer après le trépas ; Zerbinette, décidément parée de toutes les qualités, même morales, prend pitié de l'infortunée et ordonne à Arlequin de distraire sa peine en usant des artifices de son art. Peine perdue, la jolie délaissée refuse toutes les consolations – y compris les plaisantes incitations de Zerbinette à élire un nouveau soupirant – et se retire dans sa grotte. Tout cela dresserait un tableau bien sombre, sans l'intervention, aussi soudaine qu'inopinée, de l'excellent Bacchus, qui vient d'échapper à la magicienne Circé. Ariane se méprend tout d'abord, imagine un improbable retour du vainqueur du Minotaure, puis l'arrivée d'Hermès chargé de la conduire chez Hadès, cependant que Bacchus, probablement assez mal dégrisé, doute de sa raison ! Happy end de rigueur pour nos deux tourtereaux qui se découvrent respectivement sous les traits de l'amour idéal et courent dissimuler leur immortel bonheur !

Nul n'a jamais songé à refuser à les éloges hyperboliques que mérite cette interprétation d'anthologie, ce miracle par quoi il transforme une partition a pezzi en un tout organique d'une transcendante logique. Nul n'a non plus disputé à Walter Legge le magistère d'une réalisation inégalée, la supériorité de son autorité artistique. Néanmoins, il semble tout à fait impossible de ne pas signaler, en tout premier lieu, la sensationnelle performance de qui, bien que ne l'ayant jamais chantée en scène, crée ici une Ariane définitive. Le plus extraordinaire reste peut-être la métamorphose qu'elle opère de son personnage, passant sans césure du charme un peu canaille et léger de la divette du prologue à l'enchantement de la grande musicienne animant le faux opéra : une tenue de voix comme on n'ose plus en rêver, une fusion de son métal vocal avec les pupitres les plus raffinés de l'orchestre (là encore, Karajan finirait par devenir d'une fatigue irrécusable !) Une intelligence prosodique qu'il n'est point besoin d'être grand germaniste pour percevoir, des nuances si subtilement projetées qu'on en subit l'envoûtement sans en mesurer la virtuosité …

Que ce rustaud de Thésée ait pu laisser cette voix sans écho, voilà qui dépassera l'entendement du mélomane normal ! Autour d'elle, personne ne laisse indifférent, ni qui se prépare à devenir l'un des barytons majeurs des deux décennies suivantes, ni ou qui réalisent là l'enregistrement de leur carrière, ni surtout le merveilleux , au sommet de son art désinvolte et spirituel. Un rêve, en quelque sorte, une illusion dont on a trop peur qu'elle se dissipe avec ses derniers échos pour ne pas s'en autoriser derechef la magie consolatrice.

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