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Intégrale des quatuors de Saygun l’Européen

La naissance de la musique contemporaine en Turquie fut décrétée dans les années 20 par Mustafa Kemal Atatürk dans le cadre de la fondation de la République et de son arrimage culturel à la société occidentale. Les quatre quatuors d'Ahmed Adnan Saygun sont les beaux fruits de ces amours non contrariées de la politique et de la culture et de celles, plus mouvementées, de la Turquie et de l'Europe.

Atatürk voyait la musique moderne de son pays comme «enracinée dans l'héritage national» mais «adaptée à de nouveaux styles musicaux» européens pour «être élevée à un niveau universel». A cette fin, cinq musiciens dont Saygun furent envoyés en mission officielle en Europe pour étudier la musique européenne. Saygun partit pour la France de 1928 à 1931, où il reçut l'enseignement de Vincent d'Indy et du théoricien Eugène Borrel à la Schola Cantorum. Le quatuor, genre suprême de la musique de chambre, voire de la musique occidentale savante, était le plus à même de correspondre à la vision d'Atatürk. Saygun, conscient de l'enjeu pour lui et sa nation, attendit la pleine maturité et la reconnaissance internationale pour composer son premier Quatuor en 1947, année qui vit à Paris la première création hors de Turquie de son oratorio Yunus Emre, du nom d'un poète mystique anatolien du XIIIe siècle. Les autres quatuors marquent également des moments importants de la vie du compositeur. Son Quatuor n°2 est composé en 1958, soit l'année de la création américaine du même oratorio à New-York par Stokowski. Le Quatuor n°3, le plus complexe, est dédié à sa femme, d'origine hongroise, Nilüfer. Le dernier quatuor, inachevé, fut la dernière œuvre à laquelle Saygun travailla, à 84 ans. Collecteur de chants populaires – il accompagna Bartók en 1936 dans un voyage d'études en Anatolie, inspecteur des centres culturels de l'Etat, chef de l'Orchestre du Président, professeur de composition aux conservatoires d'Ankara puis d'Istanbul, Saygun est l'archétype du compositeur officiel. Pour lui, il s'agit de bâtir. De créer un langage qui rende justice à la personnalité et à la culture de son pays, mais dans une grammaire européenne.

Ce qui frappe dans ces Quatuors, outre leur caractère exigeant, transparent et sec comme la lumière du plateau d'Ankara, c'est que leur origine folklorique, perceptible, s'est fondue, intégrée dans une écriture d'aujourd'hui qui nous est bien familière. Au risque de décevoir les amateurs d'exotisme, cette musique n'a guère de chance de donner des envies de boire un raki ou de déguster des loukoums à la rose. Saygun, c'est la Turquie et l'Europe, en un bloc.

Le est en grande forme avec les qualités d'intégrité et d'attention, la netteté de traits et la puissance d'évocation déjà remarquées dans ces colonnes pour leur intégrale Chostakovitch. Les éléments de musique populaire sont exprimés mais pas soulignés, ce qui donne leur identité aux œuvres sans les caricaturer. Qu'il ait fallu attendre quarante-huit ans pour voir la première publication discographique du Quatuor n°2 op. 25, pourtant créé par le prestigieux Quatuor Juilliard, démontre la difficulté pour un compositeur – fut-il le mieux établi – à être reconnu dans un pays aux jeunes institutions. Avec le , la carrière des Quatuors de Saygun commence dans les meilleures conditions artistiques.

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