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Une symphonie inconnue de Tchaïkovsky ? Certainement pas !

D'abord ne vous interrogez pas sur le fait que le label anversois Talent, dont Ronald Dom est le sympathique maître d'œuvre, publie ces enregistrements à cent pour cent typiquement russes : ce sont les mystères de l'édition discographique… Ensuite la pochette affiche « The Unknown Symphony » : ce n'est certainement pas une symphonie inconnue, et encore moins une nouveauté, puisque l'enregistrement le plus célèbre en a été réalisé par Eugene Ormandy et son Orchestre de Philadelphie dès 1962 (Sony Classical). Cette Symphonie n°7 en mi bémol de Tchaïkovski, qu'il sous-titra « La Vie », fut laissée inachevée par le compositeur au profit de la célébrissime « Pathétique ». De fait, Tchaïkovski nous a légué huit Symphonies : en effet, si l'on inclut dans la série la Symphonie « Manfred » (1885) qui se situe chronologiquement entre les Symphonies n°4 (1878) et n°5 (1888), l'œuvre inachevée (1892) du compositeur est bien la septième, reléguant la « Pathétique » (1893) en huitième position.

Mais quel fut donc le destin de cette Symphonie n°7 commencée en 1892 ? Le compositeur nous a laissé les indications suivantes la concernant : « Ce sont des esquisses pour une Symphonie : « La Vie ». Premier mouvement : élan, confiance, soif d'action – doit être court ; deuxième mouvement : l'amour ; troisième mouvement : déception ; quatrième mouvement, Finale : la mort (puis les conséquences de la destruction) – devra s'achever en calando également court. » Dans une lettre datée de Berlin, 16 décembre 1892, il confie à son jeune neveu Vladimir Lvovitch « Bob » Davidov : « J'ai relu attentivement et pour ainsi dire objectivement la nouvelle Symphonie, que fort heureusement je n'ai pas instrumentée, ni proposée à personne. Mon impression est extrêmement peu favorable : la Symphonie a été écrite pour écrire quelque chose. Il n'y a rien d'intéressant ni de tant soit peu attachant. J'ai décidé de la jeter et de n'y plus penser – ma décision est sans appel. » La sévérité coutumière de Tchaïkovski peut s'expliquer par le fait que la Symphonie « La Vie » s'apparente plus aux trois premières Symphonies du maître russe qu'aux puissants chefs-d'œuvre de maturité. S'il délaissa sa Symphonie, le manuscrit de 1892 fut toutefois conservé – hormis le Scherzo, apparemment perdu – et le compositeur en transforma le premier mouvement en Concerto pour piano n°3 en mi bémol, op. 75 (1893), révisé et édité par son élève Sergueï Taneiev qui allait lui-même, au départ des deuxième et quatrième mouvements du manuscrit, rédiger l'Andante et Finale, op. 79 pour piano et orchestre (1893). Comme le Concerto pour piano n°3 est en un seul mouvement, on le joue parfois couplé avec cet Andante et Finale, ce qui est à notre sens la solution la plus adéquate, puisque les deux compositions, chacune issue de la même œuvre, forment les trois mouvements traditionnels d'un concerto complet.

La tentation était évidemment très grande pour un musicologue de parcourir le chemin inverse : c'est ce qu'a accompli en 1955-56 Semion Bogatiriev, professeur au Conservatoire de Moscou, en « reconstruisant » la Symphonie « La Vie » à partir des éditions pour piano et orchestre de Taneiev d'une part et du manuscrit de Tchaïkovski d'autre part. Mais pour respecter la forme quadripartite de l'œuvre, le troisième mouvement du manuscrit ayant été perdu, Bogatiriev a orchestré en lieu et place de ce mouvement le Scherzo-Fantaisie en mi bémol mineur, n°10 Vivace Assai des Dix-huit Morceaux, op. 72 pour piano solo, composés la même année que le Concerto pour piano n°3. Et c'est bien là le seul élément vraiment hypothétique et quelque peu contestable de la Symphonie reconstituée, toutefois seule solution acceptable jusqu'à l'éventuelle mais peu probable découverte du Scherzo original.

La très célébrée version d'Eugene Ormandy (1962, Sony-BMG) s'auto-proclame premier enregistrement mondial de la Symphonie n°7. Or il n'en est rien : Leo Guinzbourg à la tête de l'Orchestre Symphonique de la Radio de l'URSS en a donné la véritable première mondiale au disque en 1958 (LP Le Chant du Monde LDX-A-8357, non réédité en CD). Cette gravure suivait la création de l'œuvre le 7 février 1957 par l'Orchestre Philharmonique de Moscou sous la baguette de Michail Terian. D'autres enregistrements, peu nombreux, ont suivi, notamment ceux de Neeme Järvi (1991, Chandos CHAN9130), de Kyung-Soo Won (1991, Hallmark 35078), et celui sous rubrique de et l'Orchestre Symphonique de Moscou, qui semblerait dater de 2003, bien que l'enregistrement soit bizarrement renseigné ADD.

est diplômé du Conservatoire de Moscou dans la classe de Leo Guinzbourg précisément : il était donc tout désigné pour réaliser cette version de la Symphonie n°7 de Tchaïkovski, dont il donne une vision très convaincante, pleine de fougue, d'énergie vitale et de sensibilité contrôlée ; on a l'impression de se retrouver à l'époque où les orchestres russes avaient une personnalité très affirmée, ce qui nous fait mettre en doute à nouveau la date de l'enregistrement. Mais l'essentiel ici est de se trouver devant une interprétation péremptoire d'une œuvre qui sonne comme du Tchaïkovsky pur jus, et c'est là l'important. Par conséquent ce CD est le complément idéal des trois dernières Symphonies telles qu'interprétées par Evgueny Mravinsky. Après ces déferlements sonores, a préféré nous offrir d'excellentes interprétations, d'une sensibilité délicate et raffinée, de deux œuvres pour cordes, dont la première est pratiquement inconnue (le texte de la pochette du CD aurait plutôt du être « The Unknown Elegy » !) : la très belle Élégie en sol pour cordes « à la mémoire d'Ivan Samarin », en idéale compagnie de la célébrissime Sérénade en ut pour orchestre à cordes. L'Élégie fut composée en novembre 1884 pour fêter les cinquante ans d'Ivan Samarin, et fut réutilisée par Tchaïkovski en 1891 en tant qu'Entracte de l'Acte IV de la musique pour sa tragédie Hamlet. Quant à la Sérénade en ut pour orchestre à cordes (1880), il est inutile d'encore présenter cette véritable Symphonie pour cordes dont une des origines est très certainement la véritable vénération que portait Tchaïkovski à son musicien de prédilection : Wolfgang Amadeus Mozart.

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