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Une Jenůfa de référence par František Jilek

La séduction exercée par la musique de Jenůfa (1904) s'inscrit sous le signe d'une frappante ambiguïté, fruit de circonstances historiques complexes.

Avec cette partition, inspirée par un fait divers retentissant (le meurtre d'un enfant en terre paysanne),  (1854-1928) produit son premier chef-d'œuvre lyrique alors même qu'il vient d'atteindre l'âge de cinquante ans et que ses autres grandes réussites sont à venir bien plus tard (Kátya Kabanová, 1921 – La Petite renarde rusée, 1924 – L'Affaire Makropoulos, 1926 – La Maison des morts, 1930, création post mortem). Entre Jenůfa et l'apothéose de la maturité, la défaite germanique de 1918 aura mis fin à l'hégémonie autrichienne en Europe centrale, événement marqué par la fondation de la République de Tchécolslovaquie le 28 octobre 1918. La Bohème et la Moravie, soumises à l'influence tudesque depuis longtemps, se libérèrent enfin de ce joug, l'éveil du sentiment national obéissant ainsi à la loi ayant frappé l'Europe du XIXe siècle, de l'Allemagne à la Pologne, de la Russie à l'Italie.

Jenůfa se situe certes en amont de cette libération, mais au cœur d'un processus d'émancipation déjà ancien. Lorsque Prague avait élu, en 1861, son premier gouvernement à majorité tchèque, tous les créateurs du pays avaient adhéré avec enthousiasme à ce mouvement dont l'acte de naissance musical avait été dressé par la création triomphale, le 30 mai 1866, de La Fiancée vendue de Smetana. C'est encore à ce dernier qu'il avait été fait appel, le 16 mai 1868, pour la pose de la première pierre du nouveau Théâtre National Tchèque ; à cette occasion, la création de son opéra Dalibor avait été quelque peu assombrie par l'absurde accusation de « wagnérisme » (l'adhésion de Liszt, maître de Smetana, aux préceptes de la « musique de l'avenir » ayant seule pu provoquer cette confusion).

Si Smetana demeure, bien plus que Dvořák, tributaire de l'héritage viennois, le fondateur vénéré de la musique tchèque, au même titre que Glinka pour la musique russe, il se différencie radicalement d'un Grieg ou d'un Sibelius, figures brillantes mais solitaires du nationalisme musical post-romantique. Fibich ou Janáček, par exemple, appartiennent autant que lui à la riche tradition de la musique de Bohème et de Moravie, vivier de tant d'orchestres dans les cours princières du XVIIIe siècle. Mais la situation culturelle fut toujours frappée du sceau de la confusion sur cette terre tchèque déchirée par ses divorces linguistiques, ses différends raciaux et la multiplicité des revendications territoriales (en 1993, la séparation de la Tchécoslovaquie en deux républiques indépendantes, sembla dresser aux yeux des Occidentaux le constat d'un échec, pourtant inscrit dans la logique d'une histoire tourmentée). C'est dans ce contexte dont les historiens échouent le plus souvent à dresser un tableau cohérent qu'intervient la création de Jenůfa, hymne éclatant d'une autonomie musicale fièrement affirmée face à l'ancien tuteur viennois. Ne pas en tenir compte équivaudrait à visiter un édifice palladien sans tenir compte du génie particulier des horizons de la Vénétie ; le charme jouerait sans doute, mais décalé, altéré, voire mutilé.

De toutes les difficultés posées par l'exécution de Jenůfa, la principale reste probablement la nécessité d'une parfaite osmose entre tous ses éléments. Le principe fusionnel qui unit, par exemple, la musique au texte, relève si complètement de l'évidence qu'il est parfois malaisé de savoir ce qui revient à l'un ou l'autre, particularité qu'avait déjà relevée Kafka : « Le livret est de la musique. C'est l'ensemble du texte et de la musique qui donne l'essentiel ». Curieux défi pour la critique, qui saluera d'autant plus volontiers la réussite d'une interprétation que cette dernière sera fondée sur l'abolition de toute ambition particulière, donc inorganique. C'est au prix du sacrifice des performances personnelles que la sombre atmosphère de l'opéra suinte de tous ses éléments ; nous sommes plongés au sein de sentiments troubles, dirigés par l'intérêt le plus sordide, la lâcheté la plus abjecte, la sottise la plus épaisse. Et cela avec d'autant plus de force que les danses et chœurs folkloriques en accentuent régulièrement le malaise ; le monde des champs justifierait-il par sa conduite le mépris séculaire dont l'accable si complaisamment celui des villes ?

Pour donner à l'œuvre sa pleine intensité dramatique, il faut savoir ici cheminer entre les deux abîmes du mélodrame et de la caricature, exercice dans lequel nul n'aura mieux réussi que le grand chef . Dans cette réédition de son enregistrement historique de 1977-1978, remastérisé en 2005, l'auditeur s'émerveille en premier lieu de la perfection sonore du chœur (dirigé par Josef Pancik) et de l'orchestre de l'opéra de Brno (ville de la création de Jenufa), particulièrement dans les scènes de liesse ou d'agitation populaire. Rarement, le rôle du chef aura déterminé avec une telle évidence tous les paramètres de l'interprétation : sensibilité à fleur de tous les pupitres, science achevée des contrastes et des nuances, tension dramatique affranchie de toute frasque vériste, refus du réalisme cru jusque dans les scènes les plus dures (défiguration de Jenufa, découverte du corps de l'enfant), élégance du geste et noblesse du discours, spiritualité détachée…

Pour servir son grand dessein, Jilek a su trouver des protagonistes à la hauteur de son ambition : dans le rôle-titre, rappelle qu'elle fut l'une des grandes tragédiennes lyriques de son temps, passant sans hiatus du drame intériorisé à la plainte lyrique sans jamais sacrifier au pathétique, même dans ses moments d'exaltation ou de désespoir. Un timbre à enchanter un sourd, une technique à faire pâlir les grandes italiennes de l'époque… et un moment sublime, sa longue aria du IIe acte (« Maman, j'ai mal à la tête ») qui fait rutiler toutes les nuances de sa gamme expressive, de la peur enfantine à l'amour maternel, de la détresse amoureuse à l'espérance religieuse.

À ses côtés, (Kostelničká), déchirée entre férocité et affliction, reste consciente de la ruine de son âme tout en aspirant à l'impossible rachat. Terrifiante parfois (« il boira mon sang et ma raison »), souvent émouvante, notamment dans sa chaotique entrée du IIe acte (« Moi qui étais si fière de toi »), bouleversante enfin au moment de l'aveu final (« C'est mon crime, mon châtiment de Dieu »), elle fait chanceler dans l'esprit de l'auditeur les notions, qu'il croyait si bien maîtriser, du bien et du mal.

Face à ce duo d'exception, les deux ténors restent légèrement en retrait, même si Vilem Pribyl (Laca) enrichit son pâle personnage des nuances de son timbre magnifique, cependant que Vladimir Krejcik (Steva) colore d'inattendues touches de compassion la brute pitoyable que sa voix rocailleuse humanise étrangement. Les autres rôles ne méritent guère que des éloges, avec peut-être une mention particulière pour Anna Barová, personnage le plus réconfortant de cette sombre fresque dont les échos, surgis d'une terre inconnue, ont traversé sans rien céder de leur affreuse mélancolie, le siècle le plus tumultueux de l'histoire.

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