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Don Giovanni de Joseph Losey – édition restaurée 2006

Réduire la distance qui sépare le néophyte du mélomane averti, tel était l'objectif premier du producteur Daniel Toscan du Plantier lorsqu'il entreprit le projet fou d'adapter l'un des plus beaux ouvrages lyriques de  : Don Giovanni.

Sa décision de démocratiser l'opéra, en le rendant accessible au plus grand nombre, n'est pas sans avoir rencontré de nombreux obstacles. Et le premier de taille, fut de concilier la plus grande exigence musicale – témoignant du respect que l'on doit au génie de Mozart – et les contraintes techniques, économiques et esthétiques du cinéma.

Patrice Chéreau se sentant incapable de mener à bout un tel projet, c'est à Joseph Losey, réalisateur de The Servant qu'échut la lourde tâche de mettre en scène l'opéra de Mozart. Le résultat est sublime, sans nul doute, mais il est impossible d'analyser le Don Giovanni de Losey sans revenir sur les difficultés qui ont émaillées la production du film. Ignorer la lutte acharnée qui eut lieu entre le cinéaste, les ingénieurs du son, les artistes, les producteurs de la bande son, les fabricants du procédé Dolby, on en passe et des meilleures, c'est ignorer l'existence même de ce projet titanesque, dont la valeur n'a d'égale que le dur labeur qu'il a demandé à ses créateurs. Aujourd'hui encore, dans le témoignage des uns et des autres, on sent poindre le malaise qui a envahi les différents protagonistes de cette coproduction internationale, un malaise qui a parfois réveillé le chauvinisme des collaborateurs de Losey. Sur ce point, les suppléments de l'édition 2006 du DVD de Don Giovanni sont sans équivoque.

Il est surprenant que l'incompréhension entre ces musiciens confirmés et un homme d'image complètement isolé, en proie à des revendications qu'il était souvent loin de comprendre, ait pu donner naissance à un tel film. Le Don Giovanni de Losey est une adaptation très fidèle de l'opéra de Mozart (à cet égard, Losey ne fera pas les mêmes erreurs que Zeffirelli, qui avait osé tronquer un opéra de Verdi pour des raisons cinématographiques). La seule liberté que se permit Losey fut d'ajouter un personnage muet, le Valet Noir, un homme pâle en redingote qui passe la plupart de son temps à observer les protagonistes de l'opéra. Cette silhouette intrigante ouvre la porte au début de l'opéra et la referme à la fin.

La photographie, nimbée d'une gaze intemporelle, comme il était parfois d'usage dans les films à costumes de cette époque, est sublime ; le cadrage, intelligent : il semble rendre justice à la scénographie de Da Ponte, sans jamais la trahir. L'interprétation des chanteurs, et surtout de , est magnifique. Le style Renaissance du Palladio sert à merveille l'émotion qui doit naître. Tout est démesure dans ce film habité. D'un point de vue purement visuel, rares sont les reproches qu'on peut faire au Don Giovanni de Losey, sobre et luxueux à la fois : un zoom disgracieux, une statue du commandeur peu convaincante : rien de bien grave en somme. Le tournage, mal préparé, fut éprouvant pour l'équipe : le résultat en est d'autant plus remarquable. C'est le son qui fit naître le plus de difficultés. Et pour cause…

Plus des trois quarts de l'opéra furent préalablement enregistrés à l'Eglise du Liban, sous la direction du chef d'orchestre . Les producteurs obtinrent ainsi un master 16 pistes produit par CBS et destiné à être utilisé comme play-back sur le tournage. Les récitatifs au clavecin furent enregistrés en direct pendant le tournage grâce à un couple de micros AB, rendant par ailleurs très difficile une réduction en mono (les deux canaux sont en opposition de phase). Le Dolby venant tout juste d'apparaître, l'équipe décida de l'expérimenter. Mais de nombreux problèmes apparurent : les artefacts de la bande destinée aux enceintes avant s'entendaient sur les enceintes arrières, le son général était très agressif. Qui plus est, Losey désirait un son étroit, lié à l'image (il n'aura de cesse d'affirmer que le mono aurait été le meilleur choix) : la voix de l'acteur devait suivre les mouvements de caméra, ce qui était choquant pour les tenants de l'exigence musicale. Surtout lorsque la partition exige à ce moment un crescendo et que l'éloignement de l'acteur créé l'effet inverse ! Les compromis firent qu'aucune des deux parties n'obtint réellement satisfaction : la version projetée dans les salles le fut à contre-cœur. Des lettres entre Losey et ses collaborateurs, très dures, le prouvent.

En 2006, pour le 250e anniversaire de la naissance de Mozart, la Gaumont décide de refaire le mixage du film en Dolby et DTS. Après une longue odyssée, le master 16 pistes des enregistrements à l'Eglise du Liban fut retrouvé à New York, la bande des prises directes et des ambiances dans la cave de l'ingénieur du son Jean-Louis Ducarme. Le son, aujourd'hui plus ample et plus clair, rend justice à l'œuvre : mais pour cela, il a fallu passer outre les volontés de Losey, aujourd'hui décédé.

Le film Don Giovanni, fidèle à l'opéra, est très long (2h53). L'équipe en était consciente puisqu'il a été question de retirer les deux airs du ténor. Cette lenteur générale provoqua un échec commercial hors de France (la critique de Vincent Canby dans le New York Times en fut partiellement la cause). L'important est de savoir si le film a réussi à élargir son audience, à convertir les auditeurs rétifs à l'opéra ou à la musique mozartienne. Sans aucun doute oui. L'auteur de ces lignes en témoigne. En 1982, à la télévision, Daniel Toscan du Plantier laisse parler les chiffres : deux millions d'entrées dans le monde, c'est selon lui bien plus de spectateurs que ce que Don Giovanni, l'opéra, a réussi à attirer depuis sa création… Les tentatives d'adapter au cinéma l'opéra restent assez rares : La Flûte Enchantée par Bergman, La Traviata par Zeffirelli, La Bohème par Comencini, Madame Butterfly par Mitterrand, Boris Godounov par Zulawski, Carmen par Rosi, Tosca par Jacquot, les cinq derniers par ailleurs produits par Toscan du Plantier après le succès de Don Giovanni. Peu de films d'opéra séduiront le public. Aujourd'hui le Don Giovanni de Losey, par comparaison, est largement réhabilité.

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