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Malgorzata Tabaka, la musique du bout de la mine

Non, vous ne verrez pas le visage de Malgorzata Tabaka ! Tout simplement parce que la rédaction, séduite par ces dessins drôles, tendres et éloquents, de ce jonglage qui « tourne la plaisanterie graphique en jeu intellectuel » a choisi lors de cet entretien pour ResMusica, de vous mener dans l’univers de la poésie musicale en images de Malgorzata Tabaka.

« Mes dessins n’ont pas pu être publiés dans la presse, bloqués par la censure politique d’état. »

ResMusica : Mme Tabaka, vous êtes célèbre en Pologne, votre pays, et en Allemagne, mais vous êtes très peu connue en France. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs en quelques mots ?

MT : Je suis née en 1948 à Bierun Nowy, près de la Vistule, dans une famille nombreuse – oncles, tantes, cousins – de longue tradition. Les réunions familiales donnaient lieu à d’inépuisables anecdotes et histoires de famille. C’était une bonne occasion pour la petite fille que j’étais de dessiner dans des cahiers d’écoliers les histoires entendues et d’y faire mes propres commentaires. Ma mère, s’apercevant que je crayonnais sur n’importe quel morceau de papier trouvé à la maison avec des crayons volés à mon grand frère, m’a emmenée à la maison de la culture de Katowice…et tout a commencé.

Mon premier emploi a été à l’Office de Voïvodie dans le département de la Culture et de l’Art, où je me suis occupée de l’inventaire des monuments et des objets patrimoniaux de la région, ainsi que de leur sauvegarde. Parfois, je n’ai pu qu’observer la destruction de quartiers historiques silésiens pour les remplacer par d’immenses barres d’immeubles. Cette période-là a largement contribué à développer mon esprit de satire, réponse et contrepoison face à la destruction de la culture.

Il est vrai que pour le moment je suis assez peu présente en France, mais je pense que cela va changer. Depuis quelques années, je participe régulièrement, et avec enthousiasme, au Salon International du Dessin de Presse et d’Humour organisé à Saint-Just Le Martel, près de Limoges. Outre l’Allemagne et la Pologne, mes dessins sont également connus dans plusieurs autres pays, où je suis invitée pour des expositions de dessins humoristiques. Dans mon travail de dessinatrice, je me rapproche de la pensée d’un écrivain français, François Rabelais : « Mieux est de ris que de larmes écrire. Pour ce que rire est le propre de l’homme ». Depuis des générations, le rire nous apprend à rééquilibrer les choses et à prendre de la distance, c’est tellement nécessaire dans la vie ! Sans le rire, nous nous perdrions en soupirs ! Certaines fois, c’est l’humour le plus sobre qui nous indique le bon chemin, nous montre la logique.

RM: Vous êtes surtout une dessinatrice satirique, et cela, depuis les années 1970 en Pologne. Je suppose que ça ne devait pas être facile ?

MT : Les années 1970 ont été celles de ma jeunesse et de mes études : d’abord l’école secondaire dans une filière artistique, puis la faculté des Beaux-Arts. C’était également l’époque des premières amours et des amitiés plus profondes, qui durent jusqu’à aujourd’hui. Les études étaient notre domaine de liberté d’être et d’épanouissement – la période « bleue et rose » pour chacun d’entre nous. Rien ne semblait être difficile, et le monde était à nos jeunes pieds, malgré l’environnante quotidienneté grise du temps du Real Socialisme, avec ce manque notoire de choses matérielles considérées comme nécessaires pour la vie quotidienne. Dans ce monde, à l’époque d’avant Internet, il était dur d’avoir un contact régulier avec le monde et la culture de l’Europe Occidentale, à cause du Rideau de Fer qui séparait l’Europe en deux univers. Mais malgré ces difficultés, il y avait dans les bibliothèques des livres sur l’art, qui permettaient de connaître le patrimoine culturel européen.

Bien souvent, mes dessins n’ont pas pu être publiés dans la presse, bloqués par la censure politique d’état. En 1982, j’ai obtenu la plus haute distinction pour mes dessins, l’« Aiguille d’or », ce qui a entraîné une exposition de mes dessins à Varsovie. J’ai profité de l’occasion pour montrer également des travaux non publiés, bloqués par la censure. Durant cette période, j’ai également été invitée à des expositions de dessins humoristiques en Belgique et au Canada. Malgré le climat peu favorable à la satire en Pologne, du fait des lois martiales, j’ai envoyé mes dessins à des festivals étrangers. Je n’ai plus jamais revu ces books, confisqués par la censure lors de leur retour.

RM: Pourquoi avoir justement choisi de vous exprimer par la satire ?

MT  : Il existe une légende sur les éclats d’un faux miroir, qui tombent dans les yeux des gens. Quand cela arrive, les « malheureux », décrivent ce meilleur des mondes tel qu’ils le voient, à travers les éclats dans leurs yeux. C’est une légende, inventée peut-être par des satiristes eux-mêmes, en défense contre la rage de ceux qu’ils ridiculisent. On peut dire que c’est une façon « allégée » de décrire le fait que je regarde les choses sous un autre angle que la majorité des gens. Il s’agit du besoin de « détendre » avec le rire des situations tendues qui ainsi disparaissent. Mais il s’agit également d’un besoin personnel de vouloir en parler, à travers un dessin. Mes dessins sont un genre de feuilleton graphique et selon ma façon de « voir » le sujet, ils deviennent une satire, un commentaire, mon propre avis sur une thématique donnée. Alors l’idée exprimée par le dessin commence à vivre sa propre vie par ceux qui la reçoivent. Les possibilités d’interprétation sont pratiquement infinies, elles dépendent des humeurs, des expériences, des opinions à travers lesquelles chacun regarde les dessins. Pour cette raison, la question peut-être la plus importante est : « Que signifie le dessin pour le public ? » S’il est le même que pour moi, cela veut dire que nous constituons le même cercle de perception du monde et que les mêmes choses nous font rire. Je tiens à une interprétation large et diverse, de la part de ceux qui regardent mes dessins. Mon rêve est de ne pas transmettre uniquement une idée mais également une ambiance : combien de fois avons-nous vu une situation comique, qui nous semble telle et que nous comprenons sans qu’un seul mot soit prononcé ! Et puis, aujourd’hui les mots sont devenus omniprésents. Ils chassent toutes les autres façons de communiquer. A mon avis, il n’existe pas de règle ni de frontière entre les différentes formes d’expressions artistiques, comme nous le montrent Bosch, Goya, Daumier, Dali…, de grands peintres et de grands satiristes.

RM : Est-ce votre style, au trait précis, votre esprit de concision, grâce auquel une situation devient compréhensible en un seul dessin, qui a fait de vous une satiriste, ou bien est-ce votre orientation qui a donné cette facture à vos dessins ?

MT : Je pense que ce sont les traits de ma personnalité qui ont formé ce style de dessin et cette façon de voir les affaires quotidiennes des gens empêtrés dans la vie.

RM : Nous nous entretenons aujourd’hui avec vous en tant que dessinatrice musicale, depuis des nombreuses années, vous êtes illustratrice du plus grand bi-hebdomadaire de musique classique (Le mouvement musical – Ruch muzyczny) en Pologne, et vous réalisez également des dessins pour le programme du Festival de Musique Fun and Classic de Nowy Sacz, sous direction la artistique du pianiste Waldemar Malicki. Comment cela est-il arrivé ? Comment passe-t-on de la satire à la musique ?

MT : Dans la musique, on retrouve de nombreuses créations, et des motifs différents qui sont drôles ou qui sont carrément une satire. Avec cette différence qu’ils sont décrits à l’aide de notes. C’est pour cela que pour moi en tant que satiriste dessinant, il m’est facile de nouer un fil de compréhension avec ce style d’expression musicale. Cela se fait sur la base d’une complémentarité mutuelle du contenu, certaines fois d’un contrepoint, une subsidiarité…

RM : Avez-vous vous-même une formation musicale ? Quelle musique aimez-vous ?

MT : J’ai reçu des bases d’éducation musicale, que j’ai abandonné pour des crayons et des pinceaux… Selon l’humeur du moment, je me sens proche de la musique de Bach et Haendel, de Mozart et de Beethoven et bien évidemment de Chopin. J’écoute également de la Nouvelle Musique Expérimentale qui me plait car j’y retrouve de la facétie et de la boutade, des sons nouveaux, une sorte de pointe reçue à l’oreille.

RM : Finalement, cette concision qui est votre « marque de fabrique » est tout aussi valable pour la musique que pour la satire ?

MT : La concision du dessin est le résultat des réflexions et de l’organisation des pensées afin de permettre un décryptage rapide et « instantané » de l’idée transmise, la pointe contenue dans le dessin. D’où une certaine « ascèse » de la forme, afin de ne pas perdre l’idée dans l’enchevêtrement des lignes.

RM : Vos dessins sont vraiment originaux. Comment vous viennent vos idées ?

MT : J’ai répondu déjà partiellement à cette question mais je le complèterai. A travers des symboles graphiques connus et compréhensibles, j’essaie d’enfermer dans le dessin ce qui m’intéresse, m’étonne, me touche … Mes dessins sont des réactions directes aux événements, aux choses vécues. Parfois je note des situations drôles de la vie quotidienne, je les collecte et les garde en moi. Et puis, après un certain temps, elles « se dessinent elles-mêmes » dans une forme métaphorique. Dans ce contexte on peut dire que je prends des idées « de l’air ».

RM : En France, il existe une bande dessinée autobiographique d’une jeune polonaise vivant en France, Marzena Sowa, intitulée « Marzi » (elle ne réalise que le scénario, les dessins sont de Sylvain Savoia). Cela raconte l’enfance d’une petite fille polonaise dans les années 1970 : la religion omniprésente, les files d’attente devant les magasins… La connaissez-vous ? Bien que son style soit très différent, la tendresse, l’ironie, la poésie, sont exactement les mêmes que dans vos dessins. Pensez-vous que ce soit une caractéristique de l’Ecole Polonaise ?

MT : Il existe quelque chose que l’écrivain Witold Gombrowicz, ce grand observateur des choses humaines, décrit comme « église humaine ». On crée des sphères d’entente à travers des symboles, allégories, métaphores etc. On puise les éléments de cette symbolique dans des archétypes culturels et cette culture est commune, européenne. Et ce que nous transmettons dépend de notre sensibilité personnelle. Peut-être notre « spécialité » polonaise est-elle justement le lyrisme des vécus, lié à notre expérience nationale spécifique des siècles passés, au milieu de la réalité politique européenne. On pourrait alors parler d’une « Ecole Polonaise ».

RM : Toujours dans le domaine de la bande dessinée, votre façon de capturer l’instant en un clin d’œil, d’y discerner le ridicule, de le transformer en universalité sans verser dans la lourde blague de comptoir rappelle Claire Bretecher. Hasard ou regard de femme ?

MT : Je pense que les femmes présentent un extraordinairement grand sens d’humour. Peut-être un petit peu à rebours, avec distance, avec une certaine réflexion sur la réalité envahissante. Il suffit de regarder la vie quotidienne de la plupart des femmes : il faut avoir un grand sens de l’humour – souvent un humour noir – afin de la supporter tranquillement. En général, on pense que la satire est quelque chose de léger et c’est vrai, pour ceux qui la reçoivent. Par contre pour « faire la satire » il faut avoir une condition de commando… C’est un champ semé de difficultés spécifiques et raffinées, où un simple footing ne suffit pas ! Bien sûr, je plaisante, mais comme dans chaque farce, il y a quelque chose de vrai. L’humour est une armée très puissante, donc beaucoup de ceux qui la craignent essaient de « désarmer » les satiristes. Heureusement, jusqu’à présent ils ne sont pas arrivés à le faire car la satire existe toujours et frappe régulièrement ses adversaires.

RM : La France aura-t-elle bientôt l’occasion d’admirer vos dessins ?

MT : En ce qui concerne mes projets d’expositions, je pense qu’ils se réaliseront cette année. Je suis toujours enthousiaste à l’idée de nouer de nouveaux contacts. Cela me permet d’échanger avec d’autres mes appréciations des côtés comiques de notre existence et de notre création. Car « là, où finit le mot, commence la musique… » en quête de laquelle je suis en permanence.

Crédits photographiques : © Malgorzata Tabaka

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