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Le violon dans l’inconscient collectif

Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué les processus psychoaffectifs et cognitifs que le violon peut activer en nous. Certes, leurs effets diffèrent selon que l’on est musicien, luthier, mélomane, simple curieux ou tout à fait indifférent au sujet. Néanmoins, il existe dans l’inconscient collectif des images mentales que nous nous proposons d’analyser.

Le mot « violon », comme signifiant, renvoi en effet à un signifié complexe. Loin de faire uniquement référence à un objet matériel, il en induit nombre d’idées qui en conditionnent notre représentation. Nous pouvons dégager trois niveaux de représentation : le premier, que nous appelons « conscient », est notre appréhension sensible directe, physique et immédiate de l’instrument : une forme, un son et un mode de jeu. Le deuxième niveau, « pré-conscient », regroupe des pré-supposés, c’est à dire des informations non explicitement transmises ou n’étant pas nécessairement le fruit d’une expérience personnelle. Certains relèvent de notre « physique intuitive ». Par exemple, pour quelqu’un qui n’a jamais tenu de violon dans ses mains, il y a l’intuition que cet objet est – a priori – plutôt léger que lourd, plutôt fragile que solide.

Notre représentation du violon est également déterminée par son aspect : sa couleur et son matériau semblent liés organiquement. Il semble aller de soi que le violon est en bois et donc la couleur qu’on lui associera naturellement sera celle des meubles que l’on a l’habitude de voir : brun (pouvant tirer sur le jaune ou le rouge, mais sûrement pas sur le bleu ou le vert par exemple. )

Un autre pré-supposé associe la forme du violon au son qu’il produit. Il y aurait un lien de causalité entre la première et le second. Au XIXe siècle, un physicien, Félix Savart, a construit un violon de forme trapézoïdale, dont le son est bel et bien celui du violon.

Pourtant, cette forme atypique semble violer ce pré-supposé, fruit de la « pensée magique » et de l’habitude.

Pour ce qui est des idées reçues, c’est à dire non vérifiées personnellement, on peut citer le fait que le violon soit un instrument difficile à jouer et à fabriquer, d’où la notion de travail qui lui est étroitement associée. L’image du luthier (qui est celle traditionnellement de l’artisan), est aussi le fruit d’une idée reçue. Un luthier est, a priori, un homme plutôt qu’une femme, mûr plutôt que jeune, occidental plutôt qu’extra européen. Le violon est une production masculine. Ces idées reçues induisent des préjugés, des jugements moraux et relatifs. Au concept du violon sont associées les notions d’ancienneté plutôt que de modernité, de produit cher plutôt que bon marché, d’artisanat plutôt que d’industrie. Nous nous doutons bien qu’il existe des violons industriels, neufs et bon marché (c’est même la majorité). Mais notre représentation tendra à associer le violon à l’image inverse. Il est également perçu comme « marqueur social » d’une classe financièrement et culturellement aisée. Aussi, selon que l’on se considère comme adhérent ou en réaction aux valeurs de cette classe, aura-t-il une image plus ou moins positive. Tous ces pré-supposés présentent la caractéristique d’être accessibles à la raison, de pouvoir être confirmés ou infirmés sans trop de violence, et leur contradiction éventuelle ne remet pas fondamentalement en cause notre rapport à l’objet.

Il en va tout autrement du troisième niveau de représentation, que nous nommerons « inconscient », et qui regroupe les idéologies dominantes de notre civilisation dans les mentalités. Il ne s’agit évidemment pas de principes propres au violon, mais de fondements même de notre rapport au monde, et dont le violon, produit d’une civilisation, porte en lui la charge. Les remettre en question bouleverse notre conception même de l’instrument de musique. Par exemple, émettre l’idée que cet « outil », vecteur de pensée symbolique (en l’occurrence la musique), porte une morale, une idéologie politique et religieuse, et s’inscrit de ce fait dans la longue liste des artefacts utilisés pour formater les consciences (à l’instar de la télévision ou de la voiture), en jouant sur la pulsion sexuelle et la pulsion de la mort, contraste violemment avec l’idée paisible que l’on peut se faire de cet objet.

Remettre en cause la notion de « beau », dans la forme comme dans le son du violon, en prétendant qu’il ne s’agit nullement d’un principe naturel et universel, mais bien du fruit d’une culture, d’une éducation et donc des idées d’une classe dominante à un moment donné, cela peut saper tout l’édifice de notre représentation. De même, prétendre que l’instrument de musique n’a pas pour finalité de produire des sons pour rendre sensible une « idée musicale » mais est avant tout, lui-même une idée musicale matérialisée, pose quelque problème.

Or c’est précisément sur ce niveau de représentation que peut s’ouvrir à nous tout un univers, pour peu que nous acceptions de le remettre en cause. Il faut pour cela mettre au point une démarche logique et joyeuse, subversive et poétique, violente et amoureuse, pour imaginer une autre façon d’appréhender l’instrument de musique, et avec lui la musique même.

C’est ce processus que nous avons entamé au cours des différents articles, et que nous nous proposons de poursuivre dans les prochains.

Crédit photographique : Violon trapézoïdale © Ecole Polytechnique, et violon homard DR

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