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Les Ballets Trockadéro de Monte-Carlo

Avant le lever de rideau, une voix «off» masculine dotée d'un très fort accent russe donne d'un ton mi-figue mi-raisin quelques conseils : «Mesdames, Messieurs, vous pas photographier ballerines durant le spectacle, ça risquerait de les effrayer en rappelant kalachnikovs des Bolcheviks… Aujourd'hui, vous avez chance, les ballerines sont de bonne humeur…»

Le ton est donné : il s'agit là bien sûr ce soir d'un gala de danse classique dans la grande tradition russe, de chorégraphies réglées au millimètre près par , Fokine ou Saint-Léon ; bref il s'agit de pénétrer dans le monde très codifié du ballet romantique, où chaque tableau chorégraphique fait se succéder pas de deux, de quatre et quelques évolutions gracieuses du corps de ballet. Mais voilà, les «Trocks» sont une compagnie à part.

Fondée en 1974 à New-York, elle se compose uniquement de danseurs masculins qui vont évidemment assurer tous les rôles et enfiler tous les costumes féminins typiques du ballet romantique : les tutus mi-longs vaporeux blancs (ou roses, mais oui) voisinent avec les tutus courts colorés assortis de bustiers richement brodés. A priori on pourrait craindre la pire des vulgarités, mais là point de dérives. D'ailleurs les «Trocks», qui n'ont reçu aux Etats-Unis et dans le monde entier que des louanges dans la presse autorisée, ne cèdent pas à la facilité. Ils font connaître tous les ans leur saison théâtrale à travers le monde entier et se produisent dans leur pays lors d'un circuit des universités de quarante-neuf états. Ils n'oublient pas non plus de participer à des galas au profit d'œuvres internationales de lutte contre le SIDA. Ils semblent enfin décidés à élargir leur répertoire à la danse contemporaine depuis 1999, année où ils donné une œuvre de Merce Cunningham, Cross Currents.

Cette activité débordante qui témoigne de la vitalité du groupe, ils la mettent au service de la danse, et c'est en partie cette chaleur du cœur et cette conviction qui évitent ce qui pourrait aux yeux des puristes passer pour du mauvais goût. Le comique obtenu reste toujours fin parce qu'il n'est jamais trop appuyé et qu'il résulte d'un habile dosage de plusieurs procédés. La première source du rire est immédiatement révélée au regard : dans les Sylphides comme dans Raymonda, les trois prime ballerine sont les plus grandes du corps de ballet ; on imagine aisément l'effet visuel que donnent les couples formés d'un petit homme et d'une grande dame très gracieuse. Ces effets sont amplifiés par les costumes : le tutu long vaporeux, les petites ailes dans le dos, les tutus de tulle rose, les manchettes roses assorties sont autant d'accessoires décalés pour des corps qui n'ont rien de diaphane. Mais tout ce qui pourrait être ridicule ne l'est pas, car la technique de danse est sans défaut. L'emploi des pointes, réservé aux femmes à cette époque, est assumé avec grâce et les soli sont éblouissants. Si on sent parfois que la morphologie masculine peine à se plier aux figures chorégraphiques demandées, on en est immédiatement distrait et invité au rire par l'humour de «Margeaux Mondeyn» ou «Maria Gertrudes Clubfoot» et autres Supphozova, Beaulemova, etc.

La seconde source de rire réside souvent dans l'évocation du milieu sans pitié qu'est le milieu artistique : la hiérarchie féroce souvent présente dans les corps de ballet est bien connue des «Trocks», et révélée avec beaucoup de drôlerie : les étoiles se conduisent comme des divas capricieuses et tentent de rabaisser leurs rivales potentielles. La troisième source de comique est produite par la distanciation qu'ils manifestent par rapport au répertoire. Les danseurs nous donnent à voir combien les postures, les mouvements de bras, le placement de chacun sur la scène est codifié dans le ballet blanc ; en respectant ces codes, mais en y apportant juste quelques touches inédites ils nous font mourir de rire.

Mike Gonzales et Ken Busbin ont réalisé de magnifiques costumes presque trop vrais pour être kitsch. Mais là encore l'humour veille : dans la Mort du cygne, le tutu perd ses plumes tout au long du solo»à la Pavlova». L'orchestre qui interprète les Sylphides doit être dirigé par un chef habitué aux musiques militaires, ce qui bien sûr met en valeur par contraste la grâce et la légèreté des trois étoiles, aux longues jambes gainées de blanc.

Il y a eu déjà, par le passé, des essais forts réussis de «mise en boîte» du milieu musical. Hoffnung nous a beaucoup fait rire en évoquant l'orchestre des années 1950. Le Quatuor réussit actuellement des spectacles désopilants et pleins de vitalité sur la musique de chambre. Les «Trocks» nous montrent avec tendresse les beautés, mais aussi les travers de leur métier. Ce regard amusé et complice évoque celui que l'on trouvait dans les dessins de Sempé sur les musiciens.

Crédit photographique : © DR

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