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Nadira Nadzafova et Sofia Gulyak à la salle Cortot

Les « mardis révélation » d'Animato

Il est maintenant très difficile pour la presse musicale spécialisée de promouvoir un jeune pianiste. Tout panégyrique risque de ne répéter que ce qui a déjà été dit en faveur d'un de ses nombreux concurrents. Resmusica tient malgré tout à soutenir et dont les prestations au dernier concours Busoni ont été récompensées par un second prix ex aequo, le premier n'ayant pas été attribué. Nous ne pouvons qu'abonder dans le sens du jury, qui n'a pas souhaité hiérarchiser ces deux pianistes.

Outre sa performance au concours Busoni, , à 18 ans, a déjà remporté le premier grand prix du concours Vladimir Kraïnev, en 2006, ainsi que le deuxième prix du concours Tchaïkovsky à Okayama, en 2005. Art paradoxal que celui de la jeune ukrainienne, séducteur tout en restant immatériel, puissant mais en finesse, concentré mais non sans nonchalance. L'écoute de son piano n'est pas des plus évidentes, mais à qui sait tendre l'oreille s'ouvre un monde de subtilités. Evitant tout pathos, le jeu de nous invite à réviser notre conception du piano slave.

Son récital était une apparition. Aucune scorie ne venait en perturber le déroulement : pas une phrase n'a souffert d'un accent déplacé, d'un manque de respiration, ou de tout autre défaut qui aurait pu en compromettre l'intelligence musicale. Ses Variations de Tchaïkovsky s'enchaînaient avec une fluidité incompréhensible au regard des contrastes de l'œuvre ; quant à la Méditation, elle en était vraiment une : intérieure et épurée.

Peut-être la Sonate n° 3 de Prokofiev manquait-elle d'envergure, mais avec quelle ingéniosité la pianiste a-t-elle tissé le frémissant et inquiétant mouvement régulier de croches qui hante l'œuvre ! Il est en était du Liebestraum comme de la Méditation de Tchaïkovsky : rêvé plus que joué. Le résultat, c'est cette façon de faire désirer la musique alors même qu'elle est entendue, les climats n'étant qu'entraperçus, ne nous étant offerts que derrière une paroi invisible. Que l'on ne se méprenne pas sur Dinara Nadzafova. Si son jeu est « impressionniste », il n'est pas inconsistant. Sa Rapsodie n° 6 ne manquait d'ailleurs pas de fougue. A côté d'une première partie plus poétique que pianistiquement démonstrative – bien que la pianiste se permette d'exécuter les traits avec sa seule main droite – le final est apparu ébouriffant, notamment en raison de la précision de ses octaves, et surtout de la dernière phrase soudain accélérée, façon peut-être facile de soulever l'enthousiasme du public, mais bienvenue de la part d'une pianiste aussi exceptionnelle. En rappel, du Liszt toujours, avec une Valse oubliée aussi emprunte de nostalgie que son titre, prolongeant une extase dont nous ne voulions pas sortir.

Peu de choses rapprochent le jeu de Nida Nadzafova de celui de , récemment remarquée par Resmusica au précédent concours Marguerite Long. L'intérêt des concerts » mardis révélation », organisés par l'association Animato, est qu'ils permettent d'entendre deux pianistes en l'espace d'une soirée, et ainsi de confronter parfois deux esthétiques différentes.

En 2007, a remporté les premiers prix aux concours internationaux d'Helsinki et William Kapell, à côté de ses récompenses aux concours Busoni et Marguerite Long. Plus proche de l'école russe que Nadira Nadzafova, elle pétrit le clavier afin d'en tirer une sonorité dense. Son art est expressionniste, peut-être plus terre-à-terre que celui de sa consœur, mais par là même riche d'une grande force dramatique. Les deux pièces de Liszt étaient à ce titre, éloquente. On ne peut qu'admirer la science de la rhétorique de Sofya Gulyak, sculptant chaque phrase, en soulignant les inflexions tout en usant du rubato sans en abuser. Le surplus de pédale forte, brouillant parfois les harmonies dans les pièces de Liszt, nous faisait cependant redouter l'exécution du Rondo en la mineur de Mozart. Epurant son jeu, Sofya Gulyak a interprété un Rondo contenu, presque douloureux. Sans détimbrer sa sonorité, l'interprète russe a ciselé une ligne mélodique lumineuse comme un diamant. Une même clarté habitait son Prélude, choral et fugue. Est-ce l'assise de sa main gauche qui conférait à son jeu une telle ampleur, toujours est-il que les basses paraissaient naître de grandes orgues.

Sofya Gulyak savait certainement qu'elle ne prenait aucun risque à conclure son récital par la Sonate n° 4 de Scriabine – ce qui était déjà le cas lors de la finale, récital du concours Long – tant elle a fait sienne cette œuvre. Les harmonies initiales, issues d'un monde aristocratique dont elles semblent souligner le déclin, étaient telles des fragrances en suspension. Tout est fait pour nous faire oublier le temps dans ce premier mouvement – notamment la polyrythmie (triolet de noires à la main droite pour quatre croches à la main gauche), qui laisse l'auditeur dans une relative confusion. Le deuxième mouvement prestissimo volando était léger, joué avec une précipitation exubérante. La maestria et l'inspiration ont assuré un satisfecit qui n'a pas été démenti après le rappel, une Elégie de Rachmaninov désespérée et définitivement slave.

Crédit photographique : Sofya Gulyak © DR

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