- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Myth de Sidi Larbi Cherkaoui à Dijon

Mythe : récit fabuleux… qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine.

A propos de son ballet Myth, complète cette définition : « je pars en quête du revers de la médaille : pas les démons, mais les ombres… Comment pourrais-je manipuler les ombres avec des danseurs, de telle façon que les ombres « ripostent vis-à-vis de la réalité ? » Quelles sont donc ces ombres dont parle le chorégraphe ? Matérialisées sur la scène par d'admirables danseurs qui semblent être en caoutchouc tellement leur style de danse est coulé, tous vêtus de costumes noirs et souples qui accentuent le côté fluide de leur danse, ces ombres vont personnifier les émanations du moi profond de chacun des personnages exposés sur la scène avant le début du spectacle.

Dans une pièce assez ordinaire tapissée de rayonnages où s'alignent des rangées de livres entrecoupés de crânes, comme dans une nature morte flamande rappelant la vanité des choses, sont assis des personnages en apparence très ordinaires. Pourtant on perçoit déjà leurs points faibles, voire leur marginalité : à côté d'une jeune handicapée se trouve un bon gros militaire flamand sans toute assez fruste ; à côté d'un squelette est assise une dame d'âge mûr assez potelée qui semble bien agitée ; en face d'elle à gauche, un grand travesti tricote, tandis qu'assise à son côté une pimbêche au chignon roux de style années 60, chaussée de bottes impérieuses, consulte un livre avec sérieux et autorité.

Sept musiciens se trouvent sur une mezzanine : l'ensemble Micrologus, fondé par Patricia Bovi est spécialisé dans la musique ancienne italienne et espagnole, et interprète des œuvres sacrées et profanes s'appuyant autant sur le répertoire écrit que sur les traditions orales. Leurs voix sont admirables ; l'accompagnement et les pièces instrumentales, parfois déroutantes par leur timbre et l'archaïsme de leur écriture, invitent au dépaysement sonore. a déjà à plusieurs reprises montré son attachement à la voix, comme dans le ballet Tempus fugit, où il exploitait le répertoire des polyphonies corses, ou bien dans D'avant où il travaillait avec la Capilla flamenca, groupe spécialisé dans l'interprétation des œuvres du XIVe siècle. Dans Myth la voix semble être considérée comme une sorte de passeur, de médium au sens littéral, entre les divers aspects de la personnalité de chacun. Cette démarche ne peut être réalisée que grâce à des sonorités hors du temps, que grâce à la voix, émanation sans fard du plus profond enfoui au cœur des personnages.

Dans Foi le chorégraphe avait déjà parlé d'une sorte de double facétieux, un ange gardien qui « guidait » chacun des danseurs ; dans Myth on peut percevoir comment notre inconscient se libère bien malgré nous de l'emprise du surmoi freudien et comment se forge la personnalité en réagissant aux ombres enfouies refoulées au fond de nous. Cet ambitieux programme allégorique se déroule en quatre chapitres : les ombres surgissent d'un peu partout au début du spectacle et se collent littéralement aux personnages. D'abord elles ne sont qu'un reflet de la réalité : elles font en double les gestes humains ; mais bientôt elles gouvernent leurs comportements et servent de révélateurs à leurs pulsions, qu'elles soient sexuelles ou agressives, mais aussi sentimentales et généreuses.

Pour le chorégraphe la réalité devient ainsi « le reflet de l'ombre qui serait donc le ‘moi'véritable. On n'approche plus la réalité à partir des restrictions imposées par ce qu'on considère comme la réalité, mais on adopte une position qui sort de l'ordinaire…, on inverse l'image. » Ce spectacle foisonnant, parfois même un peu trop, tient le spectateur en haleine par son sujet universel, mais en même temps par une chorégraphie à la fois classique et inventive. La qualité de l'interprétation met en valeur des mouvements corporels inspirés par un mélange des cultures : kung-fu, danses du Moyen-Orient, lutte japonaise se mêlent sans a priori dans une danse souple et souvent acrobatique. Le rythme du spectacle ne laisse aucun répit, mais parfois une chorégraphie plus traditionnelle trouve sa place avec des soli et des ensembles parfaitement réglés. L'humour est loin d'être absent de ce ballet théâtral : on trouve aussi des allusions au cinéma, notamment dans le rôle du travesti afro-américain, ou bien des allusions à la peinture avec le costume de ménine blanche de la jeune oie flamande.

Cette production de la Toneelhuis d'Anvers, passée par Paris, est donnée à Dijon dans le cadre du festival « Art danse » qui vient de débuter. Elle est une réussite exceptionnelle par sa profondeur, par son originalité et par la qualité homogène de ses interprètes.

Crédit photographique © Kœn Broos

Myth par Sidi Larbi Cherkaoui : Rats de bibliothèque

(Visited 338 times, 1 visits today)