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Entretien avec Ruggero Raimondi pour le Sanglot des anges

Avec Le Sanglot des anges, film en 4 actes, Jacques Otmezguine prend le pari de diffuser à la télévision un véritable opéra à une heure de grande écoute… avec dans le premier rôle, celui de Carlo Di Vanelli, l'illustre .

« J'aurais tellement aimé interpréter un politicien corrompu !!! (Rires) »

En quatre fois cent minutes, le spectateur épouvanté assistera ainsi à l'affrontement traditionnel du Bien et du Mal, mais sous une forme moderne, dans le cadre idyllique autant que corrompu de la Côte d'Azur. Le Mal ? Il a pris les traits d'un homme d'affaires ; quant au Bien, chacun ici s'en réjouira, c'est sous l'apparence d'un chanteur d'opéra qu'il irradiera le petit écran, sous l'extérieur d'un grand artiste soucieux de la transmission de son art et confiant dans la puissance de l'esprit. Liés par le souvenir ancien (trente ans déjà !) d'un amour équitablement malheureux pour la trop belle soprano Esther Manet, les deux hommes sont finalement heureux d'en découdre une dernière fois, au seuil du crépuscule. Certes, l'homme d'affaires ne manifeste pas le talent du chanteur, mais, nouveau Méphisto, il excelle, dans la vie ordinaire, à manipuler les âmes, qualité à laquelle ne peut prétendre le grand Carlo Di Vanelli dont l'âme reste belle… et intacte tout comme la foi en son art !

Jacques Otmezguine – et l'on ne saurait que l'en féliciter au regard de l'immense talent de Raimondi – a souhaité faire traverser au grand chanteur tous les rôles cinématographiques : aussi le verrons-nous, d'un épisode à l'autre, passer du polar clair-obscur à la comédie faussement légère, de Francis Ford Coppola à Jacques Demy en quelque sorte, avec ce zeste de saga familiale qui pimente ordinairement les grandes réussites télévisuelles. Par la même occasion, le réalisateur a cherché à « donner une vision plus directe du monde lyrique, moins figée, moins froide. Le Sanglot des anges montre Raimondi/Di Vanelli au quotidien, au travail, en répétition, à l'entraînement. Les barrières tombent, les distances s'effacent… de façon presque miraculeuse l'opéra entre soudain dans la sphère du quotidien. »

Rencontre avec , dont c'est le premier rôle télévisuel, après ses apparitions cinématographiques dans Don Giovanni de Losey, La vie est un roman d'Alain Resnais et Tosca de Benoît Jacquot.

ResMusica : D'un côté un chanteur légendaire, de l'autre un acteur incarnant le plus souvent des personnages complexes et déroutants. N'êtes-vous pas vous-même déconcerté par ce double visage que vous offrez au public ?

 : Je dois saluer votre gentillesse en l'occurrence. Mais, vous répondant aussi simplement que vous m'interrogez, je vous dirai que le fait d'être considéré comme un grand chanteur (une réalité qu'il serait faussement modeste de refuser) et comme un authentique acteur m'incite à chercher le mode d'expression le plus complet. Que je chante ou que je joue, que je sois sur scène ou devant la caméra, au théâtre ou dans un studio… tout cela est parfaitement complémentaire. Les deux activités marchent de conserve, se complètent harmonieusement, se nourrissent même l'une de l'autre. Simplement, en tant que chanteur je suis tenu à une certaine exubérance, imposée par l'espace théâtral, alors que devant l'opérateur qui me filme, je m'en tiens à une bien plus grande réserve. Pour conserver un discours crédible, l'acteur doit en faire le moins possible, tandis que le chanteur, s'il veut passer la rampe, doit exploser de façon maximale. En quelque sorte, j'essaie de concilier l'inconciliable et d'enrichir chaque attitude de son contraire. Et je ne vous cache pas mon espoir de voir le public ratifier cette démarche, donner ses suffrages à l'acteur, comme il m'a fait l'honneur de les accorder au chanteur.

RM : Ce qui frappe dans votre jeu, particulièrement pour cette série, c'est le saisissant contraste entre l'intensité expressive de votre visage, de votre regard, et la stricte économie de vos gestes, de toutes vos attitudes…

RR : Par cette observation, vous me confirmez que j'ai appris à régler mes émotions et à régler mon comportement devant l'objectif. Venant du théâtre, j'aurais eu tendance à m'extérioriser. Aussi Jacques Otmezguine ne cessait-il de me répéter « c'est trop fort, calme toi ». Peu à peu, patiemment, je me suis pénétré de ses conseils, et je suis progressivement entré dans un processus expressif plus discret, plus concentré.

RM : Ces rôles que nous évoquions plus haut, est-ce par intuition ou par raison que vous les choisissez ?

RR : Pour ma part, j'aurais tellement aimé interpréter un politicien corrompu !!! (Rires) Mais finalement, j'ai trouvé très intéressant d'incarner un personnage comme di Vanelli, aux facettes si multiples, si diverses, si contradictoires à l'occasion ! J'ai beaucoup travaillé sur le script, je me suis vraiment plongé dans tous les méandres de ce personnage avant le début du tournage. Rien de plus ambigu que le caractère de ce Di Vanelli, de plus insaisissable que sa personnalité profonde. Voyez son parcours au gré de cette intrigue, dont il sort en définitive beaucoup plus fort qu'il n'y était entré. Ce qui, par parenthèse, me fait vivement souhaiter l'occasion d'interpréter un personnage dont la force mentale et morale serait le premier caractère.

RM : En fait, votre préférence va aux « méchants » ?

RR : Oui car ils ont des facettes plus variées, plus intéressantes ; du moins la vie m'a-t-elle amené à le penser. J'adore Scarpia, par exemple, je trouve son histoire fascinante. J'ai aussi une vraie tendresse pour Don Giovanni, mais je me suis si souvent mis dans son costume qu'au bout d'un moment il m'a bien fallu dire « stop » ! Ce que j'aime dans ce personnage, c'est la formidable énergie qu'il dégage. Cependant, je tiens aussi, pour garder sa crédibilité, à ce qu'il reste dans son siècle. Quelle signification peut-on donner à une réactualisation d'un Don Giovanni coupé de son temps ? Le priver de son siècle, c'est lui ôter toute force, toute signification symbolique. Quant à Germont, que j'ai aussi chanté en duo avec Caroline Casadesus, c'est une figure que je déteste, il n'est même pas vraiment méchant, plutôt pathétique dans son insensibilité face à la souffrance et à la détresse de Violetta. Pour en revenir enfin à Di Vanelli, bien sûr que j'éprouve de la sympathie pour cet homme, mais jusqu'à un certain point !

RM : Et pourriez-vous incarner le rôle de Ruggero Raimondi ?

RR : NON !! Il vaudrait bien mieux le confier à quelqu'un d'autre ! Un propre regard sur moi-même me semble très difficile à concevoir ! Je serais constamment ballotté entre les deux abîmes de l'indulgence complaisante et de la sévérité excessive !

RM : À propos d'évaluation de vous-même, avez-vous conscience de la beauté du timbre de votre voix parlée, très lyrique, charmeuse, voire dangereusement séduisante ? En jouez-vous ?

RR : En toute sincérité, non. Je n'ai pas le sentiment d'avoir une voix particulièrement agréable. Et en tant qu'acteur, j'essaie toujours de lui donner une couleur en rapport avec le texte à dire. Mais bien sûr, je ne parviens jamais à vraiment obtenir ce que je souhaite.

RM : Vos projets cinématographiques ?

RR : J'ai beaucoup de propositions, donc de projets à étudier, en tant que chanteur, beaucoup moins en tant qu'acteur. Ce n'est pas faute d'envie et j'ai bon espoir de travailler à nouveau pour le cinéma.

RM : Iriez-vous jusqu'à renoncer au théâtre lyrique pour le cinéma ?

RR : Je crois que si quelque chose de très intéressant s'offrait à moi, je choisirais le cinéma. Il y a vingt ans, je ne vous aurais pas répondu de la même façon, car il y avait encore des choses passionnantes à réaliser avec l'opéra. Actuellement, je suis plutôt pessimiste, surtout à voir certaines mises en scène… et à méditer sur certaines distributions ! À vrai dire, il me semble parfois que l'avenir de l'opéra est quelque peu compromis. Ainsi, l'Elixir d'amour ou Tosca à Bastille, cela relève désormais du traquenard. Comment voulez-vous interpréter correctement ces chefs-d'œuvre de théâtre populaire, proche du public, dans ce garage déshumanisé ? Rassurez-vous, la France n'est pas seule à subir les effets de cette dégringolade ! Pour autant, je ne suis pas pessimiste ; une fois qu'on aura touché le bas, il faudra bien remonter, non ?

Crédit photographique : © France 2

Nota :

Le sanglot des anges sera diffusé les 11, 18, 25 juin et 2 juillet 2008 sur France 2.

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