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Julien Quentin, pianiste : c’est à notre génération de dépoussiérer !

est un habitué du Verbier Festival. Nous l'avons rencontré. Il nous parle avec beaucoup de sensibilité de lui, de ses «maîtres», de son travail, de ses passions, de ses projets…

« C'est à notre génération de dépoussiérer et de ne plus se permettre de ressasser toujours les mêmes pièces. Je commence sérieusement à repenser ma façon d'aborder l'exercice du récital. »

ResMusica : Comment êtes-vous arrivé à la musique?

 : Cela s'est passé assez naturellement car mes parents sont mélomanes. Mon père est passionné de jazz, il a rencontré et côtoyé Duke Ellington. Du côté de ma mère, la famille d'ascendance juive, est très orientée vers la musique. Mon grand-père était polonais, et mon arrière-grand-mère était russe. Quand la famille se réunissait, les fibres tziganes parlaient d'elles-mêmes, tout le monde chantait ou jouait d'un instrument. Il y avait un piano droit à la maison. Ma mère jouait encore pour elle. Quand j'avais un an ou deux, je montais sur le tabouret et il paraît que je rejouais les mélodies d'oreille. C'est à l'âge de cinq ans, que j'ai demandé à prendre mes premières leçons. Je me souviens vouloir vraiment jouer.

RM : Après, vous avez suivi des études…

JQ : Je suis né à Paris mais j'ai grandi entre la Haute-Savoie en France et Genève en Suisse. Je suis allé jusqu'à mon bac côté français et pour tout ce qui concernait la musique et plus tard la musicologie, c'était du côté Suisse, au Conservatoire de Genève puis à l'université. Mon premier professeur s'appelait Alexis Golovine. C'est lui qui m'a tout appris et m'a suivi pendant plus de dix ans. Si j'en suis là aujourd'hui, c'est grâce à ce qu'il a su faire germer en moi et développer. Ensuite, il y a une dizaine d'années, à 23 ans, j'ai rencontré Emile Naoumoff qu'on a fêté avec Francesco Schlimé il y a peu de temps et ce fut une rencontre décisive, lors de son Académie près de Paris à Gargenville. C'est un professeur hors norme, le dernier élève de Nadia Boulanger, relié avec Gabriel Fauré. C'est un grand talent, pianiste, compositeur, chef d'orchestre et j'en passe. Malgré son jeune âge, il avait déjà une énorme expérience et venait d'avoir son poste à l'université d'Indiana à Bloomington. J'ai passé quatre ans Outre Atlantique puis j'ai passé une dernière année à la Juilliard School à New York avec un autre grand maître qui n'est malheureusement plus là parce qu'il était déjà très âgé, il s'agit de György Sándor. C'était un humaniste, un des derniers élèves de Kodály et surtout de Bartók pour lequel il avait créé son troisième concerto. Ce furent mes trois maîtres, des lignées diverses, russe, bulgare et hongroise. Depuis quelques années, je navigue entre les Etats-Unis et l'Europe. Mais l'année dernière, je me suis installé à Berlin. J'aime cette ville où tout est possible artistiquement et culturellement, l'énergie qui s'en dégage est unique. Les musiques électroniques m'intéressent aussi beaucoup et je commence à me lancer dans l'improvisation et la production. Berlin est la ville idéale, la plus en avant dans ces courants artistiques qui me passionnent, très diverse dans le classique avec les grands orchestres, la Philharmonie, les opéras, et les musiques plus underground et alternatives.

RM : Vous êtes un habitué du Festival de Verbier…

JQ : C'est pour moi le troisième été consécutif. Je suis heureux de collaborer avec tous ces différents solistes et musiciens. Cette année, je donne six concerts. Et pour le deuxième été consécutif, j'ai aussi accepté un programme au clavecin, que j'avais travaillé ainsi que le pianoforte à Bloomington dans l'Indiana. L'année dernière, c'était du Vivaldi et des Cantates de Bach. Cette année, j'ai finalement laissé ma place car le programme des répétitions était trop lourd. Mais la diversité me plaît. C'est toujours un moment assez spécial ici, car il y a de nombreux concerts par jour, nos propres répétitions et nos pairs en grand nombre que l'on croise. Verbier a réussi à créer un lieu en altitude, avec une atmosphère relâchée. Dans les semaines qui viennent, je vais continuer le travail en musique de chambre et la collaboration avec d'autres artistes. J'en suis heureux, mais à l'avenir, j'aimerais jouer plus régulièrement en récital et revenir avec d'autres projets un peu plus personnels.

RM : Vous jouez demain ici à Verbier avec David Garrett, un violoniste qui a fait parler de lui ces derniers temps. La semaine dernière, vous avez joué le même programme avec lui à Florence. Comment s'est passé votre rencontre?

JQ : Je l'ai rencontré pour la première fois à Berlin après son spectacle en tournée avec ses musiciens. J'ai été vraiment très surpris de la qualité de son jeu. Il m'a dit ensuite : « J'espère que tu voudras toujours jouer avec moi!» A cela j'ai répondu : «Oui, je pense que ça va aller!» en réponse à son concert avec ses propres arrangements, mélangeant classique et rock avec son groupe où il a remarquablement bien joué. J'ai tout de suite décelé un personnage attachant aux multiples talents. Et puis nous nous sommes retrouvé il y a une semaine, la veille de notre concert en Italie. L'après-midi, on a répété un peu plus de deux heures. Finalement, nous avons peu travaillé car tout s'est bien mis en place. Le lendemain, après un petit soundcheck dans cette jolie cour du musée Bargello à Florence, nous étions prêts pour le concert. C'est très appréciable quand cela se passe ainsi. Ce n'est pas toujours évident, cela dépend de l'artiste et du programme.

RM : Souhaitez-vous encore faire des choses ensemble?

JQ : Bien sûr, si cela se présente, sans hésiter. Nous nous sommes bien entendus et surtout bien trouvés.

RM : Vous avez dit que vous avez aussi joué avec Francesco Schlimé, une personnalité également atypique du classique…

JQ : On a surtout collaboré du temps de nos études à New-York. D'ailleurs nos platines, nous les avons achetées ensemble à Manhattan en 2002, quand je venais d'arriver. On a commencé à organiser des sessions électro-jazz, on se produisait dans des lounges et bars, puis il y a eu nos soirées privées à Brooklyn et notre collectif «Royale Inc. » est né. Avec Rami Khalifé qui était aussi pianiste à la Juilliard, on expérimentait et travaillait sur des improvisations à plusieurs pianos, des échantillonneurs, des rythmes et autres effets à la table de mixage. Ma place était le plus souvent derrière les machines. Des musiciens de tous bords venaient jouer sur la création électronique du moment. Aujourd'hui, c'est à Berlin que j'essaie de trouver ma voie.

RM : Et avec qui aimeriez-vous encore jouer?

JQ : Avec des musiciens qui me font évoluer, réfléchir et emprunter de nouvelles directions. Cet ami Justin Messina est passionné de musique électronique tout en étant un compositeur au sens classique du terme et cela s'entend dans ces compositions que j'ai plaisir à jouer et programmer. C'est à notre génération de dépoussiérer et de ne plus se permettre de ressasser toujours les mêmes pièces. Je commence sérieusement à repenser ma façon d'aborder l'exercice du récital. Et de quelle manière mettre en valeur une palette du répertoire ancien ou très récent en osant inclure improvisations, compositions ou autres arrangements. Je suis heureux que Francesco montre l'exemple. Je vais bientôt me lancer à l'eau en public mais pour l'instant, je me donne encore quelques mois de travail.

RM : Quel est le public idéal?

JQ : C'est un public qui sera assez ouvert, de tout âge, à l'écoute, soif de fraîcheur et de nouveautés. Mais cela doit venir des interprètes. Il faut créer une envie et cette écoute. C'est à nous d'ouvrir les esprits et de mettre au goût du jour les musiques nouvelles et qui méritent d'être entendues. Notre génération a grandi avec des musiques aussi différentes que le rock, le jazz, l'électro, la soul ou le hip-hop. Cette musique ou culture populaire, pourquoi ne pas l'embrasser et la faire sienne comme le fait très bien David?

RM : Faut-il aussi dépoussiérer le public?

JQ : Oui, c'est aux artistes de s'y atteler.

RM : Pensez-vous que des Festivals comme Verbier peuvent aider…

JQ : Bien sûr. Lura chante ce soir, en remplacement de Cesaria Evora. Un festival purement classique qui amène quelques artistes d'influences diverses comme les musiques du monde ou le jazz, c'est appréciable. Tout est aussi question de liberté de programmation et d'expression artistique. Il faut accepter et vivre avec la musique de notre temps, sans étiquetage particulier.

RM : Comme l'art contemporain…

JQ : C'est juste, mais lui aussi n'échappe pas aux étiquettes. Et la musique contemporaine, incorporant des bandes magnétiques et samplers est présente dans le repertoire dès les années 1950. Stockhausen ou Ligeti sont devenus des classiques aujourd'hui.

RM : Et la salle idéale…

JQ : Evidemment on aspire à de belles acoustiques comme celles de la Philharmonie à Berlin, le Concertgebouw ou le Carnegie Hall qui sont quelques références parmi d'autres. C'est un grand moment de jouer dans des salles de renom, mais aussi des lieux plus intimistes comme le Wigmore Hall à Londres mettant en valeur le musicien qui se produira en récital ou en musique de chambre. Une salle idéale, ce serait un lieu pas trop imposant, avec une scène circulaire par exemple et le public tout autour, pour une expérience musicale plus proche et participative, comme dans un grand salon.

RM : Par rapport à votre expérience personnelle, que donneriez-vous comme conseils aux parents qui s'aperçoivent que leur enfant a un don pour la musique ? 

JQ : Tout d'abord, je laisserais l'enfant s'exprimer et les parents devraient lui montrer la voie et l'encourager. Je suis reconnaissant aux miens de m'avoir donné le déclic nécessaire, l'envie supplémentaire en m'encourageant de la meilleure des manières. Il est plutôt rare de jouer très jeune sur scène, il faut préparer son avenir en mettant l'accent sur les études. Puis on peut passer son baccalauréat par correspondance, choisir de rentrer à l'université ou se diriger vers un conservatoire. Les sacrifices sont quotidiens mais la notion de plaisir doit prévaloir. Quoiqu'il en soit, professionnel ou non, se mettre à son instrument, pour lire et interpréter une partition, ce n'est pas donné à tout le monde. C'est de l'Art à l'état pur.

RM : Avez-vous un projet de CD?

JQ : Des projets d'enregistrement, j'en ai mais il faut que je trouve le bon moment pour le réaliser et aussi le bon label qui me représentera. Ça me manque effectivement là où j'en suis musicalement, de ne pas avoir un disque en solo, c'est essentiel et fait office de carte de visite. Mis à part un disque en duo avec un jeune clarinettiste anglais (NDLR : Julian Bliss) pour EMI, je n'ai rien encore qui me représente. Je suis assez perfectionniste et pour cela j'ai repoussé le moment. Mais maintenant, je me sens prêt. C'est un privilège de vivre de sa passion, ce n'est pas donné à tout le monde. Cela commence à devenir un peu difficile d'organiser les voyages et les concerts. Le côté administratif prend du temps et l'idéal, c'est de pouvoir se concentrer sur son art à plein temps. Mais pour l'instant, je dois avouer qu'il y a du bon à encore se sentir libre de ses choix et de ses mouvements.

Réalisé à Verbier, le 19 juillet 2008

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