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Nathalie Stutzmann, contralto

Rare «véritable» contralto à faire une grande carrière, musicienne accomplie (elle est pianiste et bassoniste de formation avant de se consacrer au chant) dotée d'un répertoire vaste (de la musique baroque à nos jours), a bien voulu se plier au jeu de l'entretien avec ResMusica. Portrait d'une grande artiste trop discrète en France.

« On voit peu de contraltos, encore moins en tête d'affiche. Il y a une folie des voix aigües depuis quelques années, ce qui va avec l'époque »

ResMusica : , bonjour et merci pour cet entretien. Une première question nous brûle les lèvres : vous avez la réputation d'être une artiste discrète, enfin, à la carrière «feutrée». Pourquoi ?

 : Vous savez, déjà, on voit peu de contraltos, encore moins en tête d'affiche. Il y a une folie des voix aigües depuis quelques années, ce qui va avec l'époque : le monde artistique et musical n'est qu'un reflet de la société. Tout ce qui est virtuose, brillant, explosif, démonstratif, a une audience plus grande. Forcément une carrière basée sur le lied, sur des choses plus intimes, moins spectaculaire de prime abord, avec une voix particulière, on touche un autre public. Les concerts sont là, mais on n'est pas sur une même échelle de promotion et d'exposition. C'est une impression qu'on peut avoir en France car j'ai fait des concerts bien plus prestigieux à l'étranger.

RM : C'est-à-dire ?

NS : Toutes les symphonies de Mahler avec la Philharmonie de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle. Qu'est-ce qu'il y a de plus prestigieux ? rien !

RM : A propos de lieder, votre répertoire est essentiellement dans ce domaine. Quelle différence fait-on entre Mahler, très expressif, et les opéras qui lui sont contemporains ?

NS : C'est un univers tellement à part. Autant chez certains compositeurs on peut imaginer un équivalent. Mahler c'est du lied au piano avec des couleurs d'orchestre.

RM : C'est là tout le paradoxe d'un compositeur qui fut chef d'orchestre à l'opéra.

NS : Qui aimait la voix, qui savait écrire pour les voix graves. Souvent quand ce genre de compositeurs se lance dans l'opéra, que ce soit Schumann ou Schubert, ça n'a pas été une réussite.

RM : Est-ce l'amour de la langue, du texte, qui vous pousse à vous consacrer au lied et à la mélodie ? Bien peu de lieder – peut-être plus dans la mélodie française – sont écrits sur des textes considérés comme «faibles».

NS : Les textes sont généralement très beaux. Mais c'est venu après pour moi. C'est d'abord un amour de la forme, un amour musical, car la musique prime toujours. Le texte vient après. Je préfère une belle musique avec un mauvais texte qu'un beau texte avec une mauvaise musique.

RM : En tant que musicienne, il vaut mieux.

NS : Oui, mais tous les chanteurs de lieder ne vous diront pas ça. Beaucoup ont choisi cette voie par amour de la poésie. Ce n'est pas mon cas, c'est venu après. Quand j'ai découvert la richesse des textes en même temps que la richesse de la musique, c'est tellement plus intéressant car il y a une palette de sentiments à exprimer incroyablement proches de tout ce qu'on vit en tant qu'être humain sur cette terre, plus proche qu'une héroïne stéréotypée d'opéra.

RM : A propos d'opéra, vous avez débuté et vous êtes fait connaître dans les années 80 avec Haendel et Vivaldi. Un répertoire que vous semblez moins aborder depuis. Question de choix ?

NS : Très simple. Le répertoire baroque est l'essentiel pour une contralto. J'ai effectivement commencé ma carrière ainsi, mais ça correspondait au début de la «super vague» de mode des contre-ténors. Après, sur scène… On sait très bien de nos jours que ce sont les metteurs en scène qui font les distributions et qui décident, et pour eux c'est beaucoup plus «rigolo» d'avoir un homme dans un rôle d'homme. Surtout que maintenant sur scène on est toujours très déshabillé, on profite du corps des chanteurs aujourd'hui d'une manière un peu différente que de par le passé. Il y a eu cette grande vague des contre-ténors, et moi je n'étais pas intéressée de lutter contre ça.

RM : On vous a entendu aussi dans des répertoires très rares, come cet enregistrement chez Erato des Béatitudes de César Franck… Aimeriez-vous plus vous préoccuper de cette littérature oubliée de la musique française empreinte de germanisme, César Franck, ses contemporains et ses élèves ?

NS : Si c'est beau et que ça me touche, je suis toujours prête. Je ne peux pas dire «oui j'ai envie de», je ne veux pas me spécialiser, me consacrer, j'ai besoin de changement de répertoire. Aussi bien pour ma tête que pour ma santé vocale ou psychique ou interprétatique. J'aime tout, je suis un petit peu gourmande.

RM : A propos de gourmandise, n'êtes vous pas frustrée dans le répertoire lyrique de lire une lettre et d'attendre deux heures que l'opéra se finisse ? (ndlr : référence au rôle de Geneviève dans Pelléas et Mélisande).

NS : C'est épouvantable ! C'est pour ça que je le fais peu souvent. Si on regarde mon calendrier, 95% de mon temps est passé dans le récital ou le concert avec orchestre, et j'ai la chance de pouvoir faire ce grand répertoire avec orchestre comme soliste. Je n'ai pas de frustration à ce niveau là, je n'ai que de l'épanouissement. Ce n'est pas non plus comme chanter trois phrases dans un oratorio, ça arrive, je suis ravie de le faire, de travailler en groupe et de ne pas être seule tout le temps. Mais c'est vrai que les Rückert-lieder, les Kindertotenlieder, la Rhapsodie pour alto sont des choses dont on ne se lasse jamais, qui permettent très souvent de chanter avec des chefs et des orchestres extraordinaires. Il y a un niveau dans ce répertoire qui est passionnant.

RM : Toujours à propos de répertoire, passons au lied et à la mélodie avec piano. On voit souvent votre nom accolé à celui d'Inger Södergren. Comment se passe la communication entre pianiste et chanteur ?

NS : Dans ce répertoire tout part du piano. Je suis pianiste de formation, donc mon premier travail, seule, est de tout jouer au piano. Je ne fais aucune différence entre la voix et le piano. La question ne se pose pas. Les instrumentistes passent leurs vies à imiter les chanteurs en respirant et en se référençant à la voix humaine. Former un duo avec quelqu'un qui sent les mêmes choses que vous de manière absolument magique, même quand vous avez des idées bizarres ou originales sur un répertoire très connu, et que votre pianiste, sans s'être concertés avant, se met au piano et joue ce à quoi vous aviez pensé, c'est surprenant. Et très confortable. On travaille surtout de manière très détaillée dans le raffinement des choses pour essayer d'exprimer le mieux possible ce que nous voulons dire. Et ce sont des heures de travail. Je ne crois pas du tout au bricolage, à ces chanteurs qui font des récitals en prenant rendez-vous avec le pianiste un ou deux jours avant. On est ensemble, on respire, on s'attend, ça m'ennuie profondément.

RM : Dans ce répertoire, n'y a-t-il pas des soucis de transposition qui parfois se posent ?

NS : Soucis, non. On a toujours transposé ce répertoire. Schubert a écrit ses grands cycles pour voix moyenne et il adorait les faire chanter par sa soprano préférée Jenny Lind. Les idées conformistes d'aujourd'hui l'étaient beaucoup moins il y a 200 ans. C'est bon de le remettre un peu dans la tête des gens. Je trouve qu'on fait pas mal de retour en arrière en ce moment. Il faudrait ouvrir les œillères. Il y a quelques lieder avec une spécificité de couleur de voix. Je les évite. Certains cycles de Poulenc sont vraiment écrits pour des voix aigües, je les ai fait transposer, je les ai travaillé : impossible, ça ne marche pas.

RM : Ou bien ça peut changer l'éclairage d'un cycle.

NS : Oui. Par exemple Die schöne Müllerin sonne moins joyeux rapport à une voix de ténor. Pourquoi pas ?

RM : Comment expliqueriez-vous cette voix si particulière et unique qui est la votre ?

NS : Comment ? on ne sait pas. Un mélange physiologique, hormonal, géographique…

RM : Géographique ?

NS : Toute la géographie de la morphologie qui joue. Plus des spécificités personnelles, j'ai un larynx énorme, on ne sait pas pourquoi il n'a pas vraiment basculé, il a une taille anormale alors que mes cordes vocales sont normales. Ce n'est pas forcément évident à assumer au départ. On n'a pas de repères, ce sont des voix qui se développent lentement. Je chante depuis 25 ans mais je commence seulement à comprendre les capacités de ma voix qui se développe chaque année depuis 25 ans. C'est Hans Hotter qui m'avait dit quand je travaillais avec lui – j'avais 20 ans – : «tu chanteras Winterreise, tu chanteras Wagner. Soit patiente, une voix comme ça, ça prend 20 ans.»

RM : Manque de points de repères. Effectivement il y a moins eu de grandes contraltos de par le passé que de sopranos, mais tout de même il y a eu Kathleen Ferrier et Marianne Anderson.

NS : Oui mais Marianne Anderson avait une voix très longue et particulière. Kathleen Ferrier effectivement… Mais découvrir sur disque et écouter en direct, ce n'est pas la même chose. Pendant 10 ans j'ai écumé tous les concerts de la terre je n'ai jamais entendu un véritable alto.

RM : Qu'est-ce qu'un «véritable alto» ?

NS : Difficile à décrire. Une partie est l'étendue vocale mais ce n'est pas l'essentiel. C'est la couleur du médium-grave. Beaucoup de mezzos poitrinent très bien et gèrent très joliment leurs graves, mais un alto ce n'est pas ça. C'est quelqu'un qui va commencer à mixer sa voix avec de la voix de poitrine à partir du si bémol grave. Or nombre de mezzos poitrinent à partir du ré. Quand on écoute Ferrier ou Helen Watts, un alto extraordinaire, dont on n'a jamais pu parler, à mon avis exceptionnelle, on entend de vraies voix de contraltos.

RM : Après le passé, parlons d'avenir. Vous aimez les découvertes, quels répertoires allez-vous aborder ?

NS : J'ai pu aborder par étapes tout le répertoire dont j'ai pu rêver depuis 25 ans. Dernièrement, c'était Das Lied von der Erde, je commence à chanter Erda (ndlr : rôle de la déesse de la terre dans le Ring des Nibelungen de Wagner)… Je vais continuer à exploiter ce répertoire «de base». J'aimerais faire un peu plus de musique baroque, je fais beaucoup de choses avec Minkowski, avec Gardiner, mais pas assez. Cette année je crée mon ensemble baroque, avec un programme Vivaldi en juin, Pergolèse en automne, et Haendel et Vivaldi pour 2010. Je chanterai avec plaisir et je dirigerai, car j'ai toujours voulu diriger. Tous ces Vivaldi que j'ai énormément chanté étant jeune et qu'on n'a jamais voulu me confier ensuite quand j'ai commencé à aborder Mahler, j'ai envie de les faire comme j'ai toujours eu envie de les faire avec une pensée musicale propre. J'y apporte toute ma vie de musique plus ma vie sur scène. Je sais ce que j'ai envie de faire. J'espère que le public prendra autant de plaisir que moi. J'ai beaucoup de choses à donner, j'espère que ce sera pris avec joie.

RM : Diriger et chanter ? On vous connait comme perfectionniste. N'est-ce pas trop à la fois ?

NS : C'est beaucoup mais je l'ai fait. J'avais très peur… et ça a bien fonctionné. Je dirige complètement le répertoire purement instrumental, et je demande en répétitions aux musiciens de prendre beaucoup de notes sur le répertoire vocal pour que je ne sois pas trop active en direction lorsque je chante. J'ai réussi à mixer les choses avec le Mito chamber Orchestra, ça s'est très bien passé.

RM : Des chanteurs passés au pupitre, il y en a eu plus d'un.

NS : René Jacobs a dirigé quand il n'a plus du tout voulu chanter. Ce n'est pas mon cas. Je le fait en pleine possession de mes moyens. Il y a une fâcheuse tendance à penser qu'un chanteur se met à diriger quand il n'a plus de voix. Quand Christian Zacharias ou Daniel Barenboïm se sont mis à diriger, personne n'a pensé qu'ils cesseraient le piano.

RM : Un souhait inassouvi à combler prochainement ?

NS : Faire un peu plus de scène. On verra si ça vient. Les choses se font sur des rencontres, des opportunités. On se laisse un peu porter et on aborde certaines œuvres comme par hasard. Pas de pression, je ne me dis jamais «il faut que je chante ça». J'ai reçu dernièrement une offre de Sofia Goubaïdoulina, je chante souvent Stunde der Seel, et elle est en train de composer pour moi une œuvre pour chœur, octuor de violoncelles et contralto. La création m'intéresse quand ce sont des compositeurs qui savent écrire pour la voix.

RM : Au-delà des souhaits et des envies, votre futur proche ?

NS : Je pars à Helsinki chanter les De la poésie juive de Chostakovitch, un classique Messie en Espagne, Goubaïdoulina en janvier, un récital à Paris le 13 janvier, une tournée avec Minkowski, encore des récitals en Allemagne, Elias de Mendelssohn en mai avec Ozawa et la Philharmonie de Berlin, …

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