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Levi-Strauss musicien, relecture de l’œuvre de l’anthropologue

Le titre même du travail de Jean-Jacques Nattiez, Levi-Strauss musicien pourra laisser perplexes les familiers de l'anthropologue. Car de l'œuvre de , la part consacrée à la musique n'est pas la plus connue : à l'exception d'une analyse du Boléro de Ravel et de quelques écrits sur Wagner, Levi-Strauss n'a jamais parlé exclusivement de musique.

Celle-ci est néanmoins présente tout au long de son œuvre, tout du moins de façon sous-jacente ; elle est souvent un modèle à partir duquel le penseur dessinera nombre d'homologies – par exemple entre mythe et musique. Les musicologues, eux, se souviendront de façon plus précise du premier tome des Mythologiques, Le cru et le cuit, dans l'introduction duquel Levi-Strauss a pris position contre l'avant-garde musicale de son temps.

De la part de Jean-Jacques Nattiez, connu comme le pionnier de la sémiologie de la musique, cette discipline issue de la linguistique et redevable du structuralisme, l'on pouvait s'attendre à une explicitation de ses propres travaux à la lumière de l'œuvre levi-straussien. Il n'en est rien. Nattiez nous offre ici un regard critique sur la pensée de l'anthropologue, ce qui constitue effectivement un aveu de sa propre méthode. Son intention n'est clairement exprimée qu'à la fin de l'ouvrage : «je crois que, en définitive, que j'ai écrit ce livre pour tenter de m'expliquer mon admiration, voire davantage, pour un chercheur avec lequel je suis rarement d'accord».

Que reproche Nattiez à Levi-Strauss ? Son manque de rigueur scientifique en premier lieu, ou en d'autres termes l'arbitraire de sa pensée. A titre d'exemple, la façon dont Levi-Strauss a délimité le corpus des mythes étudiés et dressé une liste d'analogies internes (ou récurrences) auxquelles on ne peut assigner «une signification décidable et contrôlée». Ou encore l'omniprésence de la binarité chez l'auteur, plus redevable à la métaphore qu'à la constatation empirique. Nattiez précise que «le paradoxe du structuralisme de Levi-Strauss est de nous offrir des interprétations passionnantes et novatrices, voire de donner naissance à des formes nouvelles d'analyse musicale, et cela, indépendamment des difficultés propres à la méthode «structurale» proprement dite».

Cependant, la méthode d'analyse des mythes définie par Levi-Strauss dans un article de 1955 consacré au mythe d'Œdipe – pour lequel le penseur a défini un modèle paradigmatique (lecture horizontale du mythe pour le déroulement dans le temps, et verticale pour les homologies) – a donné naissance à l'analyse paradigmatique en musique, introduite par Ruwet en 1972 dans sa «Note sur les duplications dans l'œuvre de Debussy». Si l'analyse chez Ruwet est rigoureuse, contrairement à celle de Levi-Strauss, c'est, selon Nattiez, dû à la nature sémiologique différente du mythe et de la musique, le premier étant subordonné au langage verbal et n'étant qu'un énoncé souvent oral d'une histoire sans forme fixe.

Quant aux nombreuses harangues proférées par contre les modernes – parmi lesquels les sériels – elles seraient dues à la contradiction suivante : «pour Levi-Strauss, les structures immanentes de la musique sont porteuses de signification et d'émotion ; pour les compositeurs sériels, la musique est faite de relations formelles qui en excluent une quelconque sémantique et émotive». Levi-Strauss se place du côté de la réception – ou esthésis – alors que les modernes ne semblent pas s'en préoccuper, le seul processus de création – poïétique – les intéressant.

Soucieux par ailleurs de prouver la précellence de la tonalité sur l'atonalité, Levi-Strauss a allégué l'argument selon lesquels la première serait justifiée par la nature ; une idée fallacieuse dans la mesure où le tempérament égal, ainsi que la tierce mineure, sont des inventions de la culture occidentale. Cela étant, Nattiez ne réfute pas complètement les critiques de Levi-Strauss à l'encontre des modernes, lorsqu'il affirme que ce dernier «avait parfaitement saisi qu'un système musical nouveau ne peut s'imposer que s'il respecte les contraintes imposées par certains universaux de la musique, mais aussi parce que, pour lui, la dimension émotive et affective de la musique était une des composantes universelles.»

Que retient finalement Nattiez de l'œuvre de Levi-Strauss ? Une quête d'universaux séduisante autant que visionnaire : «constamment traversé par la perspective d'homologies dont on réalise bientôt qu'elles sont trop générales pour être vraies, son propos nous touche au plus profond de nous-mêmes par la profondeur poétique et cosmique des vastes tableaux qu'il brosse, nous pousse au-delà de toute rationalité, à ignorer leur fragilité au point que, bien souvent, nous préférons croire, ne serait-ce qu'un instant, à l'illusion de leur réalité.»

Si l'ouvrage de Jean-Jacques Nattiez n'est qu'un bilan, ou un aparté – nécessaire – de ses recherches, il reste fondamental pour qui veut se délecter de son écriture. Parfois loin du jargon scientifique, le chercheur se fait ici écrivain, et rend ainsi un juste hommage à celui dont il admire plus la plume que la méthodologie.

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