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Les avatars du goût russe

Le Quatuor Hoffmeister achève ainsi avec ce troisième volume l’intégrale des douze œuvres consacrées au genre noble. Plutôt qu’une progression chronologique, chaque enregistrement propose une alternance de pièces provenant des trois recueils de 1781, 1802 et 1808, dont les différences peu sensibles trahissent l’absence d’une évolution stylistique déterminante. On notera néanmoins que seul le groupe des Six Quatuors publiés à Vienne en 1781 comprend des œuvres en deux mouvements (n°1 en ut, n°3 en sol, n°5 en ré mineur), suivant la tradition italienne illustrée par Boccherini dans un recueil sur deux, ainsi qu’une œuvre (n°2 en la) débutant par un adagio, et non une introduction lente, qui se trouve être l’unique mouvement à variations sur l’ensemble des douze quatuors.

« Maître inégalé de l’Adagio ». L’on ne s’étonnera guère de cet éloge de l’Allgemeine Musikalische Zeitung à l’audition des deux quatuors parmi les six de 1781, et particulièrement de ce Poco adagio con variazioni duquel émane un charme irrésistible. La proximité de l’opus 33 de Joseph Haydn leur sera moins fatale, aux yeux et aux oreilles du mélomane actuel, que celle de l’op. 59 (les terribles « Razumovsky ») à l’égard des Trois Quatuors de 1808, d’autant moins fatale que les « Nouveaux Quatuors » de Haydn ne furent pas créés avant le 25 ou 26 décembre 1781. Ces recoupements chronologiques redoublent d’intérêt si l’on observe l’origine commune des commanditaires et des auditeurs privilégiés. Notre compositeur se fit avant tout une belle réputation de violoniste et joua notamment dans les académies du prince Lobkowitz (le père du mécène de Beethoven) avant de rejoindre en 1771 l’orchestre de la cour de Saint-Pétersbourg qu’il ne devait plus quitter. Il y forma le premier grand quatuor russe et contribua à infléchir le goût vers la musique allemande, une gageure au temps de Galuppi, Paisiello et Cimarosa. Ses Trois Quatuors de 1802 furent dédiés au Tsar Alexandre Ier, dont l’ambassadeur n’était autre que le prince…Razumovsky, et le prédécesseur, Paul Ier qui avait eu le privilège de la primeur de l’op. 33 à Vienne en 1781.

« …en art, c’est la masse des intervenants qu’on juge d’après ses relations avec l’individu d’exception. » (Charles Rosen, Le Style Classique). De même que d’une formulation telle, l’effet de merveilleuse clarté conquise en vient parfois à voiler la pertinence du principe énoncé, le conformisme du style galant ayant survécu à son siècle se révèle suffisamment habile pour amarrer notre vigilance à certaines séductions et ainsi donner congé à l’Histoire qui se fit et défit les fausses certitudes à chaque création d’un des trois Classiques viennois. Le Quatuor Hoffmeister s’avoue complice de ces subtilités en se prêtant au jeu plaisant du musicien de Cour, avec esprit et instruments d’époque loin d’être innocents dans la réussite de ce divertissement raffiné où ne figurent parmi les invités d’honneur ni contrepoint ni développement thématique.

Quiconque aura compris qu’une lecture optimiste de la formulation de Rosen pouvait être le fondement d’une liberté en puissance dans l’acte d’audition ne se formalisera pas outre mesure du vide révélé entre l’intervenant Titz et les individus d’exception Haydn et Beethoven, personne n’allant imaginer que cela eût pu remettre en cause l’unité de la noblesse russe.

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