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Le Lac des Cygnes, une certaine manière d’appréhender l’art théâtral

Le territoire russe comporte de nombreuses troupes dont plusieurs se situent dans les mêmes villes, et Moscou, à l’instar de Saint-Pétersbourg, n’est pas sans posséder la compagnie internationale qui fait des tournées à l’étranger et une compagnie locale, assez bien pourvue en effectif, qui utilise beaucoup le répertoire pour vivre financièrement, mais qui ne se dépareille d’un grand intérêt alors que la routine pourrait guetter.

Ainsi, la version du Lac qui appartient au Stanislavsky est concise, claire et ne se perd pas dans les méandres sinueux psychanalytiques dans lesquels d’autres errent. Le côté kitsch et absurde des histoires de ballet est effacé par une simplicité et une évidence de bon aloi. Que retenir alors de ces deux soirées ? Un pas de quatre (deux hommes, deux femmes) remplace l’habituel pas de trois ; il n’en pas moins intéressant, avec quelques aspects chorégraphiques très plaisants (des portés amortis par des mains sur le bassin judicieusement dissimulées rendant un effet de légèreté sans pareil). L’arrangement musical est forcément différent, notamment au premier acte, où la musique du pas de deux de l’acte noir est entièrement consacrée à la rêverie du Prince. Les tempi sont de manière générale pris plus rapidement, fluidifiant ainsi l’action. Du point de vue de la dramaturgie, Rothbart est avant tout un oiseau dissimulé dans le tronc d’un arbre et qui se découvre aux moments de tension, comme lors de sa rencontre le Prince ; rendu ainsi inaccessible, son pouvoir maléfique semble dès lors d’autant plus puissant, rendant la magie attribué au sorcier par le conte. Aussi, les sortilèges de Rothbart font apparaître le Cygne Noir dans l’espagnole et dans la mazurka. Dans la même veine, la princesse redevient femme après un plongeon vertigineux, lorsque, dans cette version à la fin heureuse, le Prince la libère de sa captivité. Le cygne n’est qu’une transformation temporaire possible dans l’illusion du spectacle, mais qui n’est pas que le spectacle. Les lumières, plus crues qu’en Europe de l’Ouest, rendent cette humanité palpable en débarrassant de carnations bleutées des danseuses généralement auréolées d’un sfumato froid et désincarné. Les décors laissent découvrir une saveur toute russe : les lustres clinquants, dont on pourrait longtemps développer les particularités, l’entrée ornée de la salle de réception dans une tournure à la Viollet-le-Duc, la disposition des différentes danses de caractère (en quinconce par rapport à salle plutôt que de face), tout indique que nous ne sommes pas comme partout ailleurs. Une coloration toute particulière se dégage dans la manière de présenter cette pièce si connue : le Bouffon s’autorise à sortir du cadre de la scène, le rideau se ferme sur une action pour s’en ouvrir sur une autre, les danseurs ne viennent pas saluer à la fin de leur variation ; mille petits détails révèlent l’action théâtrale dans ce qui ne pourrait être que routine.

Prise de rôle pour Obraztsova, il faut résumer en disant que quand bien même la politique actuelle du Mariinsky fait qu’elle ne dansera jamais ce rôle dans sa maison habituelle, elle vient de s’ouvrir une possibilité de rôles auxquels a priori son physique juvénile ne l’autorisait pas ; son Cygne Noir démontre la supériorité de ses moyens artistiques. La ballerine a révélé qu’elle était aussi une actrice hors pair. Natalia Somova, dansant la veille, allie les lignes et un physique du Mariinsky avec une tonicité très moscovite. En ce sens, sa souplesse ne lui interdit pas des équilibres insolents et une technique solide ; son caractère très volontaire s’oppose à la lourdeur de son partenaire, Mikhail Pukhov, qui ne lésine pas sur les préparations et les réceptions des pas. En revanche, Semyon Chudin est un danseur de premier plan, en dépit d’une légère fatigue au troisième acte, superbe faire-valoir de la danseuse du Mariinsky. Comme seuls les russes savent le faire, deux tourneurs dans le rôle du bouffon, avec une préférence marquée pour Dmitry Muravinets, qui caractérise admirablement l’excentricité du rôle. Enfin, on l’oublie souvent, mais les quatre petits cygnes sont quatre danseuses significativement plus petites que les grands cygnes, et leur précision dans le bas de jambe est redoutable.

Deux lacs, certes anodins dans la multitude de ce qui est donné à voir de par le monde, mais qui n’empêchent aucunement de penser différemment ce que l’on croit connaître.

Crédit photographique : Evguenia Obraztsova et Semyon Chudin © Svetlana Postœnko

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