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Eugène Onéguine par John Cranko

Le système de troupe, toujours très favorisé dans les planifications théâtrales des pays d'Europe Centrale, permet de conserver un niveau homogène (ne présageant toutefois pas du niveau de l'ensemble), et d'alterner, que ce soit en lyrique ou en ballet, incontournables du répertoire et nouveautés. Le ballet de Cranko Eugène Onéguine est à la croisée de ces chemins, ayant fait son entrée en novembre 2005, et repris depuis régulièrement par le Ballet National de Prague.

Il ne permet de statuer sur l'efficacité de cette troupe sur des « grands » ballets classiques, mais l'atout de la version de Cranko est qu'une compagnie nationale pas forcément d'envergure internationale puisse monter une œuvre aussi intéressante dramatiquement sans reculer d'effroi devant des difficultés techniques insurmontables. En ce sens, le corps de ballet  présente une fort belle exécution dans le bal de l'Acte III où les lignes sont coupées au cordeau et où la rutilance visuelle s'accompagne d'un entrain remarquable. Dans la magnifique salle couleur miel du Théâtre National, où le nationalisme tchèque s'admire dans les statues et photographies notables d'un âge d'or de danse, de théâtre et d'opéra, comment ne pas ressentir la fibre slave occidentale s'exprimer si puissamment dans un chef d'œuvre fondateur de la littérature russe ? Loin de toute mièvrerie, et d'une profondeur tourmentée, Mlle représente, malgré une certaine maturité, un équilibre heureux entre la très jeune Tatiana et l'épouse sûre d'elle-même du Prince Grémine ; son deuxième acte, et jusque dans la dignité meurtrie par l'odieux crime d'Onéguine, inspire de la considération des plus vertueuses. Son physique s'adapte parfaitement aux exigences des lignes néoclassiques, et elle relève avec entrain le défi de tenir en attention le spectateur sur l'entièreté de la pièce. C'est un peu moins le cas avec Ivanna Illyenko, qui ne démérite certainement pas, mais qui paraît moins brillante, ce qui peut aussi être une vision possible de l'humilité de Tatiana.

, son partenaire, se révèle plus séduisant techniquement que son collègue Jiří Kodym, qui peine même dans certaines facilités, mais présente une caractérisation plus forte, entre un machiavélisme dédaigneux et ridicule et une fragilité constitutive de son désarroi au dernier acte. Il est alors intéressant de constater que le choix pour Lenski s'est porté sur deux artistes à l'aspect juvénile et qui développent une manière fort solide de s'arroger les tergiversations du jeune poète. En revanche, l'orchestre mériterait d'être soigné, et notamment pendant le solo de Lenski avant le duel où celui-ci trouvera la mort. Les décors sont fonctionnels, et les costumes simples et élégants parachèvent cette production délicieuse.

Ces deux représentations permettent de constater qu'au-delà des carences d'une troupe de soixante-dix danseurs (et avec certainement des moyens financiers  accordés peu en rapport avec les grandes troupes russes, française ou anglaise), la force et l'intérêt de la vision du travail que les artistes du Ballet réalisent proviennent de la conviction et de la force dramatique investies. C'est aussi l'intérêt de maintenir des ballets qui exploitent l'expressionisme plutôt que l'excellence académique. En cela, le pari est totalement réussi.

Crédit photographique : , Jiří Kodym/ , Ivanna Illyenko © Diana Zehetner

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