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Création anglaise de La Passagère de Weinberg

L'opéra La Passagère de Mieczyslaw Weinberg, achevé en 1968 vient d'être créé à Londres, en reprise de la production de la création scénique mondiale du Festival de Bregenz de 2010 (un DVD Neos, Clef ResMusica).

Son thème : Lisa, ex-surveillante SS à Auschwitz et désormais femme de diplomate voyage sur un transatlantique en route pour le Brésil. Elle croit reconnaître Marta, une ancienne détenue, qu'elle pensait morte dans le camp. Choc émotionnel, culpabilité, peur d'être reconnue et dénoncée par Marta, Lisa avoue son passé à son mari, et nous fait revivre les épisodes de sa relation avec cette prisonnière.

Dans une troublante unanimité, du Guardian au Financial Times, de l'Evening Standard au Telegraph, les critiques anglais ont souligné la qualité de la mise en scène et l'engagement des chanteurs, pour mieux condamner musicalement l'opéra. L'un estime que l'œuvre est un « ratage total», quand un autre déconseille l'opéra à ceux qui voudraient passer une soirée dont ils sortiraient « positifs sur eux-mêmes et sur l'humanité ». Tous trouvent des raisons opposées pour décourager le mélomane aventureux : « il y a trop de musique pour un tel sujet ! » décrètent les uns, « il n'y en pas assez pour intéresser le mélomane ! », assènent les autres. La représentation d'Auschwitz sur scène ? Trop réaliste disent certains, au contraire trop théâtralisée jugent les autres. Au fond, la presse anglaise porte spontanément la même analyse que celle mûrement réfléchie du Bolchoï (qui a toujours refusé de monter cet opéra) : l'œuvre ne convient pas « musicalement ».

Comment expliquer une telle cacophonie d'analyses ? Oui, l'Acte I s'installe lentement, démarrant dans la lumière blanche du paquebot avant de descendre (au propre comme au figuré) dans l'enfer du camp d'Auschwitz. Oui, l'Acte II poursuit et approfondit l'exploration psychologique et dramatique, avec en même temps plus d'intensité musicale et de lyrisme. Ce qui est admirable, précisément, c'est la capacité de Weinberg de gérer le temps, la montée progressive de la tension, l'économie de musique qui permet de marquer la difficulté du temps dans le camp, contrebalancée par des coups d'éclats orchestraux et vocaux qui soutiennent l'attention et permettent d'accrocher à l'œuvre.

Oui le thème des camps de concentration est irreprésentable a priori, d'un traitement extrêmement délicat pour qu'il ne tombe ni dans le voyeurisme malsain ni  dans un pathétique insupportable. La force du livret est qu'il évite magistralement toute caricature. « Lisa la SS » qu'on voudrait détester est plus complexe et intéressante que son diplomate de mari, qui lui a la conscience propre mais qui commettra l'abjection absolue : vouloir tout oublier du passé de sa femme, de son pays, pour préserver sa réputation et son statut social. Il est le plus proche de nous, et le plus méprisable.

est une Lisa toujours excellente, comme dans la captation DVD de Bregenz. en Marta est exceptionnelle. Elle nous abasourdit avec son chant déchirant, qui se fiche de la « joliesse » du son pour atteindre la vérité de la musique et du drame. Son grand air à l'Acte II est bouleversant de force.

La direction de Sir est tendue, elle met en relief les qualités de l'orchestration, soutient le rythme sans brusquer la nécessaire lenteur propre à la narration. La mise en scène de et les décors sont remarquablement efficaces, avec un jeu constant de va-et-vient entre le pont du paquebot et le sol du camp, et les allées et retours des wagons qui font tour à tour office de chambrée, de murs du camp ou d'évocation des fours crématoires.

Ouvrage sur la culpabilité, l'incompréhension de soi-même et des autres (Lisa semble sincère quand elle se plaint auprès de son mari qu'elle était détestée de tous les prisonniers), la mémoire, La Passagère est aussi une réflexion sur l'amour, la nécessité de rester attaché à ses valeurs morales, ou la culture comme défi dérisoire et suprême contre la barbarie.

La Passagère est un vrai et pur moment d'opéra, magistralement mené, sur un thème fort. Il a attendu plus de quarante ans pour être joué, il lui faudra encore quelques années de patience pour être apprécié simplement pour ce qu'il est.

A la fin de la représentation, une vieille dame élancée est venue saluer, franchissant précautionneusement les rails: Zofia Posmysz, l'auteure du roman quasi-autobiographique dont a été tiré l'opéra, celle qui a connu et a survécu à Auschwitz, celle qui a connu Lisa. Oui, la Marta de l'opéra est encore vivante, et par son œuvre et par sa présence elle nous dit : ceux qui ont souffert ne doivent pas être oubliés.

Crédit photographique : © Catherine Ashmore (photo verticale: & )

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