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John Cage, le temps de l’écoute

Depuis 1973, est présent au Festival d'automne à Paris, soit seul soit avec la Merce Cunningham Dance Company dont, de 1953 à sa mort en 1992, il fut le directeur musical. Ce concert (le second d'une série de deux vouée, cette année, au compositeur étasunien) se situe donc dans cette longue histoire.
Et comment ne pas entendre cette soirée comme un écho au très proche dans l'espace (la cathédrale Notre-Dame) mais au très loin dans le temps (vers l'an 1200) ? Comment ne pas ressentir combien, entre et l'École Notre-Dame-de-Paris (celle de Léonin et de Pérotin), il est de résonances ? Entre la présentation des enjeux essentiels qui, en 1200, à Paris, fondèrent notre future musique « savante » occidentale, et ces pièces où, sans régression ni nostalgie mais avec une naïveté amusée, présentait de nouveau ces mêmes enjeux, s'agit-il d'une boucle bouclée ou d'une incitation à mieux écouter le monde ? N'étant pas régressif, le rédacteur de cette chronique élit, spontanément, la seconde solution.

Pour nourrir de telles réflexions, le programme proposé, ce soir, a été idéal, intégralement puisé dans l'œuvre tardive (1977-1992) de John Cage. Inhabituellement, dans quatre des Freeman Etudes, pour violon, le compositeur sollicite une virtuosité d'intonation (la plupart du temps sans vibrato) et de registres (avec un fort tropisme vers le suraigu) : « Je me suis mis à écrire de la musique difficile, des études, à cause de la situation du monde qui nous paraît si souvent sans espoir. Je me suis dit que, si un musicien donnait en public l'exemple en faisant l'impossible, cela inspirerait quelqu'un qui, frappé par le concert, voudrait changer le monde, l'améliorer. » Indéniablement, a joué au-delà de l'impossible, tant tout a été merveilleusement accompli.

Puis le reste du programme a travaillé (sur) le souffle. D'abord, avec One pour shô [orgue à bouche], que joua, à ravir, , en un impeccable alliage d'hyper-contrôle et d'abandon. Le temps selon Cage y a jailli, avec un inoubliable onirisme. Puis, avec quatre œuvres pour voix seules que les douze chanteurs d'Exaudi ont magnifiées, y compris dans Hymns and Variations, dont la difficulté d'intonation aurait pu amoindrir le nu éclat des timbres vocaux. Il n'en a rien été. Après une première présence parisienne remarquée, en juin 2010 au festival Agora, dans une cantate de Gérard Pesson, Exaudi confirme ici sa présence dans le gratin des groupes vocaux voués aux musiques contemporaines.

Avec son écriture antiphonique à deux ténors, Ear for EAR est du Léonin économique, où ne restent plus que des échanges de matériau monodique élémentaire et où l'espace sonore ainsi créé est vertigineux. Destiné à quatre voix (soprano, mezzo-soprano, ténor, baryton), Four Solos est une malicieuse comédie de la vie, comme un écho aux Cries of London d'Orlando Gibbons ou aux Cris de Paris de Clément Janequin. Puis, Four, à quatre parties, est, de ce programme, l'œuvre qui rappelle le plus que John Cage fut aussi un plasticien – en l'occurrence, un calligraphe – avec ces bribes de notes ou de motifs qui frôlent, touchent à peine la surface d'une espace graphique illimité, à la façon du Livre mallarméen et de son fameux coup de dés.

Enfin, plus encore dans Hymns and Variations que dans les autres pièces vocales de ce concert, le projet cagien saille, évident : accepter le son qui advient (de son propre esprit, de ses gestes ou de l'extérieur) et l'aléa ; ne pas concevoir son langage harmonique mais écouter ces sons advenus qui proposent une harmonie ; ne pas lier, par volonté, les sons pour conquérir une continuité mais les laisser tisser des liens temporels, imprévus et imprévisibles ; non pas construire des systèmes métriques et rythmiques abstraits de la vie, mais vivre le temps de l'écoute. Pendant une demi-heure, le tempo constant de Hymns and Variations emmène l'auditeur dans un univers où les dualités sensible-insensible et beau-laid ne se monnayent pas et où le corps de l'écoutant n'est plus qu'une oreille hyper-sensible.

En sortant d'un tel concert, dont les ritualités sourdent, on entend prodigieusement mieux le monde et le monde s'entend mieux (à tous les sens de l'expression). Ne serait-ce que, pour ces motifs, John Cage demeure indispensable.

© DR

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