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René Clemencic interroge la Kabbale

Si le Docteur  ou le Professeur , comme on dit dans les pays germaniques, est plus connu en tant que flûtiste à bec et surtout l'un des pionniers de la redécouverte et de l'intérêt porté aux musiques du Moyen-Âge et de la Renaissance, il est également ethnologue, philosophe, musicologue, chef d'orchestre et compositeur, parlant pas moins de cinq langues. En musique ancienne, ses interprétations se caractérisent par une vigueur rythmique et une verdeur festive, voire paillarde, plus conforme aux liesses populaires qu'à la retenue guindée de la chapelle, encore qu'au Moyen-Âge, églises et cathédrales étaient plus des lieux de vie bruissants et bouillonnants que les sinistres musées qu'en a fait la civilisation moderne. À l'opposé des idées reçues sur une pratique policée de l'art, il s'est efforcé de retrouver et faire vivre la fonction sociale de la musique dans toutes ses composantes. Ses re créations des Carmina Burana, des Cantigua de Santa Maria ou de la Messe de l'Âne pour le jour des sous-diacres furent autant de révélations qui nous ont ouvert des univers insoupçonnés dans les sphères médiévales, de la Renaissance et du baroque, jusqu'à composer pour le cinéma la musique du fameux Molière d'Ariane Mouchkine.

Sa venue à Toulouse, qui inaugurait les festivités des 35 ans des Sacqueboutiers, avait valeur d'événement et il s'agissait de la création française de cet oratorio composé en 1992, dont il existe un unique enregistrement chez Con Legno en 2009. Assister à une création dirigée par son compositeur, qui est en outre une légende vivante de la musique au cours du dernier demi-siècle, provoquait une émotion légitime. Les 350 places de l'auditorium St-Pierre-des-cuisines (l'une des plus anciennes églises de la ville rose) n'étaient pas toutes garnies en cette fin de dimanche hivernal et le public était essentiellement composé de musiciens et d'aficionados des souffleurs toulousains.

Complexe dans son élaboration et ambitieuse dans son programme, l'œuvre proposée se reçoit plus par l'émotion que par l'intellect. Cette musique d'aujourd'hui, qui s'intéresse à l'éternité, est par nature intemporelle. Son écriture, pas plus atonale que tonale, baigne dans la pratique modale médiévale en se basant sur la solmisation, cette étude du solfège par le nom des notes, inventée au XIe siècle par Guido d'Arezzo, qui sera utilisée jusqu'à l'Ars Subtilior au XIVe siècle. Elle s'adapte à la langue hébraïque où chaque lettre est aussi nombre et son.

En un peu plus d'une heure et dix parties, le compositeur cherche une voie mystique vers la sagesse afin de libérer l'esprit par un retour vers Dieu, au moyen de la rencontre et du choc entre le chant hébreu et les instruments. reconnaît qu'il ne travaille pas une matière esthétique, mais s'efforce de retrouver leur magie primale dans l'effet des sons.

Le compositeur philosophe explique qu'au-delà du monde hébraïque, « la Kabbale s'adresse à l'humanité dans son ensemble, par son découragement existentiel, son exil, sa distance à Dieu et sa véritable nature, son développement existentiel, puis son retour dans la Jérusalem céleste ». Il considère que la sagesse concrète de l'ancien langage hébraïque a toujours été présente chez les grands penseurs et les grands artistes de l'occident et que la musique de JS Bach ne pourrait se concevoir sans elle.

Cette construction intellectuelle, qui pourrait faire fuir plus d'un auditeur, nous capte totalement du roulement de timbale initial, figurant une sorte de chaos destiné à vider la tête de l'auditeur, à l'Alléluia final de la Jérusalem céleste enfin retrouvée, élevant l'esprit et suscitant une vive émotion.

Les cinq chanteurs des Jannequin qui portent l'ouvrage sont admirables. Ils se jouent de la difficulté des lignes vocales et des parties aléatoires, alternant chant, cris, sifflements et chuchotements. Exceptionnel, le trio de trombones fait référence aux trompettes de Jéricho qui détruisirent les murs de la cité. Le cornet à bouquin de Jean-Pierre Canihac chante comme jamais et l'on entend par deux fois son double avec l'appel du shofar, cette corne de bélier, considérée comme l'un des plus anciens instruments au monde, qui résonnait au temple de Salomon. L'œuvre culmine peut-être au 8e épisode Retour aux origines par un duo saisissant entre le contre-ténor et le cornet.

Tout au long de l'ouvrage, les percussions virtuoses d'Émilien Prodhome et Florent Teysserre marquent une rythmique fondamentale, parfois aussi entêtante que celle du Boléro de Ravel. La combinaison du cornet avec les trois trombones, associés aux deux percussionnistes et aux cinq chanteurs construit un monde qui s'unit, s'oppose et se retrouve selon les séquences de l'œuvre.

À plus de 83 ans, dirige son œuvre d'une façon énergique, chaleureuse et passionnée, presque juvénile. Si la tradition juive interdit de se pencher sur la Kabbale avant quarante ans, au risque de devenir fou ; totalisant plus du double, René Clemencic nous mène sur la voie de la sagesse et de la réconciliation. L'émotion était forte dans la salle et des musiciens au public, personne ne regrettait  cette expérience rare.

Crédit photographique : DR

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