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Armide de Lully à Versailles

Cette représentation d'Armide (semble-t-il la première jamais jouée à l'Opéra royal du château de Versailles) ne répond pas au modèle européen de production que les théâtres lyriques publics européens ont établi depuis une quarantaine d'années.

Basée à Toronto, la compagnie Opéra Atelier est une entreprise privée et se situe dans le monde économique de l'entertainment en Amérique du Nord. Au Canada, Opéra Atelier, dans le champ du théâtre lyrique, équivaut, dans le domaine circassien, au célèbre Cirque du soleil. Sans aucune intention dépréciative, cette production d'Armide se reçoit comme un show opératique, dont le vocabulaire scénographique, dramaturgique et chorégraphique fait écho à celui des spectacles étasuniens que, via les vidéogrammes et la toile, chaque Européen peut regarder.

Dans sa déclaration d'intention, Opéra Atelier affirme s'appuyer « sur l'esthétique et les idéaux de la période, avec […] des ballets d'époque, des instruments d'origine » et mentionne avoir travaillé avec des chefs d'orchestre tels Minkowski, Niquet, Parrott et Pinnock. Même si cette compagnie s'associe ici au solide orchestre « on period instruments » , cette déclaration d'intention est à discuter vivement. Non que cette compagnie mente : simplement, entre les continents européen et américain, la relation à l'Histoire diffère profondément. Là où le vieux continent repose sur une Histoire pluri-millénaire (elle se fonde sur l'Antiquité grecque et romaine) et conçoit ses spectacles en terme de plausibilité et de questionnement historiques, le Nouveau-Monde ne s'avoue que deux siècles d'ancienneté et réalise des fantasmagories d'après des reliefs historiques empruntés aux cultures européennes. Aucune hiérarchie entre ces deux continents artistiques : juste des points de départ et des points de vue dissemblables, juste des entendements différents du mot « Histoire ».

Muer Lully en auteur de show n'est pas insensé : lorsque Louis XIV engagea Lully, il recruta un producteur de divertissements ; et, à cet égard, Le bourgeois gentilhomme est une magnifique réussite. Et ce n'est qu'à mesure qu'il avança en âge que Lully devint autant compositeur que producteur, au sens cinématographique (notamment hollywoodien) du terme. Cet Armide canadien est donc un divertissement d'après un Lully selon les « baroqueux ». Les acteurs (chanteurs et danseurs) ont d'abord été choisis pour leur silhouette longiligne ; indiscutablement, ils constituent une équipe visuellement homogène. Les costumes sont des rêveries modernes d'après de multiples et hétérogènes sources historiques ; leurs couleurs chatoyantes et bigarrées les rapprochent des films historiques télévisés, tels The Tudors. Les décors reprennent les principes des toiles peintes mais portent un univers esthétique emprunté à l'hyperréalisme. La notion de goût n'est pas ici primordiale, celle de l'efficacité l'emporte. La mise-en-scène privilégie la mobilité physique (abstraite et a-dramatique) des acteurs plutôt que de lire, en profondeur, le livret et d'en déduire les mouvements scéniques. Dans un premier temps, le rédacteur de cette chronique a été surpris, puis intéressé par cette forme de spectacle si peu fréquente dans nos théâtres lyriques (hormis, depuis peu, le Théâtre du Châtelet, à Paris). La chorégraphie n'a retenu que deux ou trois objets du vocabulaire dansé baroque et les recouvre d'une invention purement moderne où la virtuosité domine ; là encore, point d'unité esthétique, mais une bigarrure de styles.

Indiscutablement, ce spectacle fonctionne : sa vitesse trépidante et son mouvement perpétuel sont ses principaux atouts. En terme dramaturgique, il ne cherche pas à construire finement chaque personnage ; il désagrège chaque rôle et en extirpe les acmés d'émotions et les climax dramaturgiques. En terme de couleurs, le principe est de les faire virevolter et non pas d'en sérier une fine palette. La seule limite objective de ce spectacle total est l'hétérogénéité de son plateau vocal. Seul deux chanteurs tirent véritablement leur épingle du jeu. est un efficace Hidraot, même lorsque la mise-en-scène le place en arrière-plateau. Mieux encore, (Renaud) est un ténor rare : avec une émission vocale limpide et dans une voix longue, son registre aigu maîtrise également les registres de tête et de poitrine. Une fine musicalité achève de le rendre autant apte à chanter Mozart et Rossini, Handel et Bizet (Nadir et Haroun). Destiné à un grand soprano dramatique, le rôle-titre a manifestement dépassé , malgré son engagement de chaque instant. Manifestement, a davantage conçu sa fonction comme un coordinateur des diverses énergies scéniques que comme le « patron » de la représentation ; il essentiellement pourvu à la musique de scène d'un spectacle total où une écriture orchestrale n'est qu'une des composantes.

Prêtons attention à ce type de production lyrique qui est un des visages mondiaux actuels de l'opéra. Le toiser serait une erreur, un enfermement de la pensée et du goût.

Crédit photographique : (Renaud) © Bruce Zinger

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