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A Saanen, Nigel Kennedy s’achète le public

On sait provocateur, imprévisible et fantasque. Peut-être est-ce même cela qui fait sa notoriété. Reste que la superbe église du XVe siècle de Saanen était bondée pour accueillir le violoniste britannique. Fidèle à son image, il débarque vêtu d'un jean et d'une veste de toile noirs recouvrant un sweatshirt bordeaux, le tout à peine net. Le cheveu en brosse, la coupe punk, mal rasé, il reste ainsi identique au personnage qu'il s'est construit. Mais qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse !

Du flacon émerge un personnage sympathique. Emballant le public de quelques gestes, il s'empare alors d'un micro, pour faire un compliment à une spectatrice du premier rang avant d'annoncer que contrairement à ce qui est inscrit dans le programme du Festival Menuhin qui prévoyait des airs tirés des sonates pour violon seul, et en opposition à la correction de ce programme annoncé dans une feuille volante remise juste avant le concert, il ne jouera ni le Prélude, ni la Sonate n°2 en La mineur mais il interprétera le Prélude et fugue en Mi majeur de J.-S. Bach. Et là, première surprise. Adieu sonorité, adieu touché d'archet, joue sur un violon amplifié.

Si encore le violoniste britannique apportait une note intéressante à son interprétation, mais il se complait dans une démonstration d'agilité qui, pour époustouflante qu'elle soit, manque de ligne musicale et d'esprit. Marquant par de sonores coups de semelle de ses santiags le plancher du tréteau, il rythme ses phrases, comme si la musique de Bach manquait de cet apport tambouriné. n'interprète plus l'œuvre mais s'occupe d'exposer ses capacités techniques. Et puis, terminé le premier mouvement, dans un envolé réclamant les applaudissements, le violoniste entonne une romance de son cru n'ayant aucun rapport avec J.-S. Bach pour introduire le second mouvement. Et ainsi de suite, jusqu'à la reprise du thème original où entrent en scène les trois musiciens de Nigel Kennedy accompagnant le soliste ainsi qu'une section rythmique accompagnerait un saxophoniste de jazz. Adieu Bach.

Puis, succombant à la mode des « Stars and Friends », il invite quelques musiciens à le rejoindre pour partager la scène. Illustres inconnus plus gênés que charmés de ce partage, Kennedy, incapable de mettre musicalement ses hôtes en valeur, les entraîne dans ses impasses.

La seconde partie de ce « concert » est consacrée à des œuvres composées par le pianiste et chef d'orchestre noir Thomas « Fats » Waller. Dès l'exposition du thème de How can you face me, on se plait à constater que Nigel Kennedy semble revenu à des sentiments musicaux plus canalisés. L'ensemble semble bien soudé, rythmé dans une belle légèreté. L'illusion musicale est de courte durée puisque dès la première improvisation, Nigel Kennedy gratte son instrument dans une série de « riffs » dignes d'un mauvais orchestre d'amateurs. Cherchant à impressionner le chaland avec une avalanche de notes plutôt que de construire une mélodie autour du thème, le violoniste perd la musique. On se dit qu'avec le petit bijou « wallérien » de Vipers Drag, on passera à de meilleurs sentiments musicaux. Las, après l'intéressant arrangement tiré de cette pièce pour piano seul, le violoniste anglais repart dans une démonstration rythmique exempte de toute musicalité.

Cette partie jazz (?) du concert dévoile l'indigence musicale des accompagnateurs de Nigel Kennedy. D'abord le guitariste Jarek Smietana dont l'absence de technique instrumentale est coupable, tout comme celle du batteur Krysztof Dziedzic qui se contente de tapoter sans verve sur sa caisse claire. Sortant un peu de ce lot, le bassiste Yaron Stavi semble le plus musicien de l'équipe. Toutefois, on aurait aimé entendre son instrument avec un son plus subtil au lieu de cette sonorité grasse et « tonnelante ».

Comme les amateurs de Bach, ceux de Fats Waller vont rester sur leur faim, car après trois petites mélodies du génial pianiste américain, Nigel Kennedy quitte son programme pour s'embarquer dans une mélopée qu'il annonce brésilienne mais dont l'exécution semble bien éloignée du pays des cariocas. Tant qu'à faire, et puisque le public semble content malgré la pauvreté du spectacle, il se lance alors dans une Czardas d'une vulgarité d'interprétation déconcertante.

Que dire alors du public applaudissant à tout rompre un si discutable spectacle ? Etait-il inconditionnel de Nigel Kennedy ? Il y en avait certes un certain nombre qui difficilement pouvait abandonner l'idée que leur idole sombrait dans le pis aller musical. Ils n'étaient cependant pas la majorité. Etait-il snob ? Content de se trouver dans une ambiance à la mode, osant bousculer des règles qu'il avait lui-même édicté ? Possible. Etait-il mouton ? Contraint d'embrasser la liesse générale de peur d'être incapable d'expliquer leur déception. Possible encore. Etait-il si riche qu'il applaudissait le prix exorbitant des places qu'il s'était offert ? Possible toujours.

Reste que la réflexion porte à penser qu'en dehors de l'image que Nigel Kennedy se plait à montrer de sa personne, ce spectacle révèle un certain irrespect des hommes et des choses. D'abord du mélomane qui ne pouvait n'être que frustré de cet abandon essentiel de la musique, puis du lieu que l'attitude de Nigel Kennedy posant son verre de vin rouge sur le baptistère ne pouvait être considéré que comme une atteinte à l'esprit qui habite cette chapelle.

Crédit photographique : © Raphael Faux/Menuhin Festival

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