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Intégrale des Sonates de Scriabine par Varduhi Yeritsyan

Alors que Philippe Jordan dirige la dernière Journée du « Ring » de Wagner dans les déploiements orchestraux les plus somptueux, l'Amphithéâtre de Bastille programme, comme en écho, l'intégrale des Sonates pour piano d', un fervent wagnérien qui aimait comparer son Acte préalable au Parsifal du Maître de Bayreuth.

Les dix Sonates, qui embrassent pratiquement toute la période créatrice de Scriabine (1889-1913), étaient données en deux soirées par la jeune , une pianiste d'un talent fou qui mettait toute son énergie et sa digitalité lumineuse au service d'une musique « audacieuse jusqu'à la folie ». L'idée de faire dialoguer une écriture pianistique souvent programmatique avec les grandes voix russes – Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Vladimir Maiakovski, Leonide Andreiev et lui-même pour le premier concert – apportait à cette musique effusive une contrepartie plus posée autant qu'une ferveur singulière grâce à la voix de qui était ce soir le récitant au côté de la pianiste. C'est le poème La Musique de la grande poétesse russe Anna Akhmatova qui allait introduire et refermer cette intégrale en deux concerts.

Les Sonates n°1 et n°3 de Scriabine sont les seules à comporter quatre mouvements; leur écriture foisonnante, frisant parfois la saturation sonore, est d'une exécution périlleuse que domine avec une solidité de jeu très impressionnante. Cette musique éruptive, d'une mobilité presque maladive, s'achève, dans la première Sonate, sur une Marche funèbre, à l'exemple de Chopin mais à l'issue d'une trajectoire toute autre. La Sonate n°2 titrée « Etats d'âme » donne lieu à une surenchère sonore et expressive que Scriabine, toujours soucieux de construction architectonique, cimente par des « ostinati » auquels la pianiste donne tout le relief structurant. La Sonate n°5 écrite en 1907 appartient à la seconde période scriabinienne; dans cette oeuvre en un seul mouvement et pleine d'audace, Scriabine recentre son discours et allège ses textures. On y perçoit déjà les « harmonies-timbre » que le compositeur va développer dans ses poèmes symphoniques et qui sonnent, dans l'interprétation de notre pianiste, comme des éclats de lumière fugitive très saisissants.

Après la prose morbide et ténébreuse des Chants et danses des déchus de Scriabine ici poète, la Sonate n°7, « Messe blanche », de 1912 était un moment fort de la soirée. Avec la vaillance de son jeu et l'intelligence de sa conduite sonore, donne la pleine envergure d'un discours plus épuré et canalisé, laissant s'épanouir « la céleste volupté » scriabinienne: les trilles, arpèges et autres scintillements sonores qui émanaient du clavier sont l'apanage d'un style et d'une couleur désormais très personnels. Introduite par des extraits du terrifiant Rire rouge de Léonide Andreiev, la Sonate n°9 dite « Messe noire » – une appellation diabolique que l'on doit au pianiste et ami de Scriabine, Alexei Podgaetski – terminait cette première soirée. Si le jeu pianistique, au terme de cette éprouvante trajectoire, nous a paru manquer d'une puissance percussive pour souligner les nervures de cette architecture très verticale, le climat sombre et l'admirable concentration du matériau « caressant et empoisonné » trouvaient leur force expressive sous les doigts d'une interprète habitée par l'esprit de ce génie délirant dont elle dévoilait ce soir un pan de la vision exaltée.

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