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Avec le Duo Mélisande, des Goldberg à vingt doigts

En France du moins, la guitare est considérée comme une niche pour spécialistes en marge de la production classique, s’adressant à un milieu plus confidentiel encore que l’orgue. Il n’est pas tout-à-fait un hasard que l’unique émission consacrée à la guitare sur France Musique soit confinée au bout de la nuit.

Aborder ces Variations Goldberg à deux guitares revient à s’interroger à nouveau sur l’art de la transcription chez Jean Sebastien Bach. Comme beaucoup à son époque il a énormément pratiqué cet exercice tout au long de sa vie, à l’égard de ses anciens ou ses contemporains comme pour ses propres œuvres. Jusqu’à l’aube du XXe siècle, c’était le seul moyen de diffuser les œuvres, qui circulaient beaucoup plus qu’on ne peut l’imaginer et on les interprétait chez soi ou en petit comité selon l’instrumentarium dont on disposait.

La notion de droits d’auteurs n’avait pas encore été inventée, pas plus que celle de plagiat ou d’emprunt abusif. Au contraire, c’était honorer une œuvre que de la citer ou la prendre pour base pour la détourner en l’enrichissant de variations et autres diminutions ou improvisations. C’est ainsi que des thèmes ont pu traverser les siècles, comme ces huit fameuses mesures d’une danse portugaise du XVe siècle, qui donnèrent La Folia ou ces infinies Folies d’Espagne. Il faudra attendre le XXe siècle et le jazz avec ses standards pour renouer avec cette pratique multiséculaire.

Si les Variations Goldberg ont été initialement composées pour le clavecin, elles ont été transcrites à de nombreuses reprises d’abord pour le piano ou l’orgue, mais aussi la harpe, un orchestre à cordes, un consort de violes ou un trio à cordes. L’idée d’une transcription pour guitare n’a donc rien d’incongru, d’autant plus que comme le note Gilles Cantagrel dans une brève préface : « des cordes pincées du clavecin à celle de la guitare, l’écart est moindre que celui du passage du piano, à l’orgue, voire à un ensemble instrumental ». On peut également prendre en compte la réflexion de la pianiste Rosalyn Tureck qui considérait que la musique de Bach étant essentiellement abstraite, elle peut circuler d’instrument en instrument.

N’oublions pas que, comme une grande partie de l’œuvre de Bach pour clavier, ces variations ont été très longtemps considérées comme un simple morceau d’étude, qui requiert toutefois une virtuosité telle que clavecinistes et pianistes l’ont fuit pendant de nombreuses années. Il fallut attendre le choc de Glenn Gould en 1955 pour qu’elles éclatent à la face du monde dans leur complexité et leur intensité dramatique.

Sébastien Llinares reconnaît que le clavecin et la guitare ont quelque chose en commun dans la nature de leur courbe sonore, mais que leurs possibilités sont très différentes. Il avoue « un désir plus passionnel que raisonnable, comme une attirance pour quelque chose qui n’est pas fait pour soi ». On goûte quelque part cette saveur de l’interdit dans cette rencontre improbable entre la guitare et le chef-d’œuvre.

Le choix de deux guitares s’est imposé pour rendre toute la richesse harmonique, ainsi que la complexité du contrepoint dans une approche heureusement différente que main droite-main gauche.

Sans chercher à coller exactement à l’original les deux compères ont tenté et  réussi une réécriture tenant compte de leur instrument. Ils ont choisi les tessitures, les tempos et les ornements pour leur faisabilité, leur efficacité et leur musicalité guitaristique sans contredire l’esprit de l’œuvre.

Cette configuration renouvelle les couleurs de cette œuvre énigmatique. Il en résulte une sonorité un brin exotique d’une douceur certaine avec des linges de force d’un grand intérêt.

Nous avions d’ailleurs pu apprécier l’audacieuse virtuosité des guitaristes en concert au festival Passe ton Bach d’abord 2013.

Ces deux jeunes guitaristes ont souhaité s’approprier ce monument en rajoutant un étage à l’édifice. Il fallait oser et l’on ne peut que saluer ce pari réussi. Un beau disque, à la fois audacieux et original.

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