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Le piano de Prokofiev par Evgenia Rubinova

Avec un talent confondant d'acuité, de style et de lucidité, la belle pianiste se mobilise en faveur des œuvres pour piano de Serge Prokofiev. Ce dernier excellent pianiste a laissé un remarquable corpus pour son instrument. Une partie de sa production relève du postromantisme où il apparaît comme un héritier inspiré de Scriabine et de Rachmaninov ; une autre, très contrastée, s'avère mordante et impertinente où dominent les dissonances, les rythmes abrupts voire violents, où l'on peut percevoir des analogies avec l'œuvre de son rival Stravinski. Pour autant, il sait façonner des mélodies solides et brèves, imposer des harmonies et des accords parfois imprévisibles au service d'une esthétique tantôt lyrique et conventionnelle tantôt brutale et abstraite.

Sans doute pensait-il à ce second volet de sa production lorsqu'il avança : « Je déteste l'imitation ; je déteste les procédés déjà vus. » La Sonate n° 4 en ut mineur de 1917 portant en sous-titre « d'après de vieux cahiers », s'inscrit tout en la clôturant dans la période prérévolutionnaire du compositeur. Les deux mouvements extrêmes, Allegros, riches de couleurs, d'atmosphères et de rythmes contrastent avec le mouvement lent central, Andante assai, basé sur un thème suivi de deux variations optant pour une certaine douceur que l'on ne retrouve pas dans Sarkasms op. 17, conçu entre 1912 et 1914.

Là, Prokofiev impose ses options iconoclastes et rejetantes des classiques romantiques en accentuant les choix percussifs à la manière d'un Bartók. L'ironie, le persiflage, le martèlement, les syncopes, les heurts, parfois le grotesque foisonnent tout au long des cinq pièces et notamment dans la quatrième intitulée Smanios (« dément »). A l'opposé, son arrangement de la suite symphonique Shéhérazade de son maître Rimski-Korsakov est à la fois un hommage respectueux et une preuve de l'ubiquité impressionnante de son écriture pianistique. Prokofiev aimait s'emparer des danses traditionnelles pour les modeler à sa manière ; évitant soigneusement toute imitation servile. Les Dix Petites Pièces de l'opus 12 (1906-1913) en apportent un exemple typique. Leurs titres usuels se référant aux danses préclassiques ne brident pas l'imagination et la liberté d'un créateur bien décidé à imposer et à décliner les multiples facettes de son invention affranchie. Une rencontre indispensable.

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