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Lugansky au TCE, prodige d’intelligence et de sensibilité

Rarement public aura été plus concentré, rarement toux auront été plus discrètes, rarement applaudissements auront été plus chaleureux. C’est un fait : le public parisien est totalement acquis à Nikolai Lugansky, et lors de sa prochaine venue au TCE, déjà annoncée, dans les programmes, pour février 2015, les quelques chaises ajoutées à la hâte au parterre ne suffiront plus.

Le programme, pourtant, est exigeant : ces œuvres « tournant de siècle » ne sont pas de celles où l’on séduit dans l’approximation. Le Prélude, Choral et Fugue – hommage à notre musique nationale – est une construction complexe, dont les harmonies sinueuses et le contrepoint raffiné augmentent la noirceur, et peuvent surprendre, en début de récital. Pour l’interprète, la difficulté de cette œuvre n’est pas dans la virtuosité (bien réelle au demeurant), mais dans le ton : quel compromis trouver entre le funèbre et l’impassible, entre le languissant et le résigné ? C’est un défi dont Lugansky triomphe : face à cette partition si intellectuelle, si avare d’indications, il commence par élargir le temps ; il soigne chaque détail, il donne à chaque ligne, au sein de l’équilibre sonore, le poids qui lui convient. Cette sobriété, notons-le, est à mille lieues de la sécheresse, et son imagination pianistique lui suggère constamment de nouvelles trouvailles. Le Choral est toujours le moment le plus émouvant du triptyque ; mais quelle heureuse manière, chez le pianiste, de timbrer cette mélodie d’accords arpégés ! Plus frêle, plus gracile, plus rêveuse aussi, voilà l’inflexion toute russe qu’il lui donne, et dont le public a immédiatement salué la pertinence.

À ceux qui seraient tentés de l’accuser de complaisance ou de mièvrerie, Lugansky oppose ensuite la quatrième Sonate de Prokofiev ; courte, caustique, d’un sérieux dont l’ironie n’est jamais absente, elle est pour lui une proie de choix. Nul mieux que lui n’en met en relief les paradoxes, cet étrange lyrisme, toujours gauchi, ou cette désinvolture, si savoureuse dans le finale. Sous ses doigts, magiquement, les procédés de superposition de thèmes, dont Prokofiev est friand, deviennent limpide ; la musique acquiert alors une plénitude et une évidence qui n’ont plus rien de mathématique ni de contraint, mais qui sont le fruit d’une exceptionnelle maturité artistique.

Que dire des Préludes de Rachmaninov, si ce n’est que Lugansky y gagne encore en transparence et en justesse de ton ? Ces quarante minutes de musique, si absurdement décriées de quelques snobs, sont bouleversantes de vérité ; Lugansky égrène ces courtes pièces sans le moindre effort, en un jaillissement de son âme qui ne lasse pas une seule seconde. Les auditeurs sont dans un état d’extase que six bis suffisent à peine à faire retomber. Ce n’est que lorsque Lugansky, rappelé une dernière fois sur scène, interprète une transcription de Jesu meine Freude, que chacun consent enfin à quitter le théâtre, emportant précieusement avec lui ces quelques éclats de joie profonde.

Crédit photographique : © Marco Borggreve / Naïve-Ambroisie

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