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Berezovsky : un pianiste à grande vitesse aux Champs-Élysées

Commençons cette critique comme Berezovsky son récital : à brûle-pourpoint. Entré en trombe sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, le pianiste se lance, après un salut réglementaire, dans l’exécution de la première Étude-Tableau de l’opus 39. Prodige digital, déluge de notes, facilité triomphante : ces qualités s’imposent. Pourtant, d’emblée, l’asphyxie menace. Curieux phénomène, en vertu duquel la maîtrise du clavier devient un handicap ! Une fois que s’estompe la jouissance première de la virtuosité, on comprend que chez Berezovsky, la boulimie d’arpèges déséquilibre tout l’édifice musical : le tempo d’abord, qui presse systématiquement lorsque le discours s’assagit, comme si le temps manquait toujours. Mais la cohérence du morceau est aussi en péril : les membres de phrase que l’oreille est censée percevoir sont frappés avec la vigueur qui convient, mais toujours sur un même ton neutre qui ne permet pas de les relier entre eux, ni d’envisager, au-delà du simple événement sonore, la structure temporelle qui constitue l’armature de la pièce.

Les morceaux qui suivent, hélas, sont aussi désordonnés. Privée de toute respiration, la musique de Rachmaninov, de prolixe, devient compacte, puis indigeste. On ne peut que le déplorer, car si les Études-Tableaux rencontrent partout les éloges qu’elles méritent, la Deuxième Sonate, quant à elle, cherche encore des défenseurs qui rendent justice à sa qualité d’écriture et à ses trouvailles dramatiques. Remarquons ici que Berezovsky, en véritable « pianiste à grande vitesse », a opté pour cette version révisée de la Sonate, où le compositeur lui-même a pratiqué de larges coupes. Il est vrai qu’à l’audition, certains hiatus font sursauter. Difficile, dans ces circonstances, de rien savourer – sauf peut-être le mouvement lent, où l’interprète accepte, un instant, d’adopter une posture contemplative. En revanche, l’extraordinaire section du premier mouvement, où la main droite parcourt tout le clavier en martelant une ligne d’accords dépressive, passe dans un éclair, et une accélération insensée amène instantanément la réexposition du thème principal. Un épisode chasse l’autre ; c’est la dictature du présent sur le passé.

Les Préludes de Debussy, plus diaphanes, semblent mieux convenir au pianiste. Le glacial Des Pas sur la neige, encore marqué par ces perpétuelles instabilités de tempo, peine à susciter l’intérêt ; mais dans La Danse de Puck et Minstrels, on trouve quelque chose de très spirituel, qu’accentue un dosage subtil de la pédale forte, et qui incline à pardonner de légères fautes de mémoire. Mais c’est dans Ravel et les Gaspard de la nuit que Berezovsky réussit le mieux. Il semble en effet éprouver, pour ces pièces, une fascination qui l’incite à un vrai travail du détail. Le Gibet est peut-être le premier moment de réel apaisement dans ce concert survolté ; il est d’un délicieux effet.

À soirée inégale, public divisé : certains se retiennent ostensiblement d’applaudir, tandis que d’autres, à qui il est décidément bien facile de faire prendre des vessies pour des lanternes, hurlent des « bravos » hystériques. Espérons que Berezovsky se remette de l’acédie qui semble l’atteindre par moments : qu’à force de se jouer des difficultés, il ne se laisse pas aller à noyer la musique dans une grise négligence.

Crédit photographique : © David Crookes

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