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Kotaro Fukuma ou la fluidité pianistique

Grâce à son infatigable directrice artistique, Catherine Kauffmann-Saint-Martin, l'Orangerie de Rochemontès propose plusieurs fois dans l'année des concerts aussi originaux que recherchés. Le dixième de la série n'a pas failli à cette réputation grandissante.

En un pluvieux dimanche printanier, ce fut même un privilège et une grande chance pour les mélomanes toulousains d'avoir pu écouter le très talentueux pianiste japonais , rare en France, dans ce cadre intime (lire aussi la chronique du récital à Paris de février 2013).

Habitué des grandes salles autour du monde avec des orchestres et des chefs prestigieux, le jeune virtuose, que les Toulousains avaient pu découvrir il y a quelques années à Piano aux Jacobins, donnait un récital unique dominé par l'aspect bucolique et aquatique.  Au-delà de la fluidité remarquable de son jeu, l'élément liquide est naturellement attaché à ce pianiste dont l'idéogramme de son prénom signifie l'eau.

a commencé le piano à l'âge de cinq ans à Tokyo. Il a poursuivi ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (2001-2005) avec Bruno Rigutto et Marie-Françoise Bucquet, puis à l'Université des Arts de Berlin (2005-2010) avec Klaus Hellwig et enfin à l'Académie du Lac de Côme en Italie (2006-2009). Il a bénéficié des conseils des maîtres Leon Fleisher, Mitsuko Uchida, Richard Goode, Alicia de Larrocha, Maria-João Pires, Leslie Howard, Dominique Merlet, et Aldo Ciccolini, soit ce qui se fait de mieux sur la planète pianistique. Il parle six langues dont le français et vit actuellement à Berlin.

Avec la participation lumineuse de Clara Cernat, qui avait ce jour-là troqué son violon pour l'alto, ce récital fut d'une rare richesse tant par l'originalité du programme de musique française que par la finesse de l'interprétation. Par-delà la virtuosité, qui éblouit toujours le public, impose un naturel confondant et une élégance absolue dans des pièces peu fréquentées.

Pour commencer, les charmants Six Chants du Rhin de Bizet, d'après des poèmes de Joseph Méry, furent une belle découverte, démontrant qu'il existe un romantisme français après Berlioz et que Bizet n'a pas composé que Carmen. Avec une liberté d'écriture qui rappelle Schumann, la forme dense et concise évoque naturellement les Romances sans paroles de Mendelssohn assorti d'un surcroît de clarté. Avec la danse rythmée de La Bohémienne, on goûte pleinement ce thème de l'évasion romantique, qui a inspiré nombre de compositeurs depuis le XVIIIe siècle. Haydn, Schubert, Brahms, Strauss, mais aussi Ravel et Bartok y furent particulièrement sensibles avec des pages caractéristiques.

Morceau de concours composé selon l'usage en 1916, la Pièce pour violon et alto du toulousain distille une douce mélancolie, évoquant sans doute la lointaine atmosphère du front du premier conflit mondial. Ce compositeur longtemps oublié dirigea le conservatoire de Toulouse pendant trente ans, de 1914 à 1944, le temps de l'élever au rang d'une des meilleures écoles de France, qu'il tient toujours. La douce voix de l'alto de Clara Cernat souligne ce regard distancié.

Dans ce programme d'œuvres rares, on peut parler de découverte pour les 5 Haïkus pour alto et piano de . Cette forme brève, qui renvoie à la poésie japonaise classique des XVIIe et XVIIIe siècles, sied particulièrement au compositeur toulousain, qui en a écrit plusieurs séries destinées au piano seul, au violoncelle ou à la flûte associée au piano. Cette série pour piano et alto résulte d'une commande de Radio France où elle avait été créée en 2012. Associées aux poèmes lus par Clara Cernat, ces courtes pièces possèdent une forte intensité expressive, de la marche trépidante au flottement incertain, en passant par la rêverie méditative. Les couleurs déployées évoquent la tempête, un héron, la fleur de cerisier, le tonnerre, l'ombre d'un papillon, tandis que l'alto offre ses sons en harmoniques avec de saisissants pizzicati. Le piano n'est pas épargné et le public a la surprise de voir Kotaro Fukuma plonger dans le piano pour agir directement sur les cordes de la table harmonique, imitant la sonorité du shamisen, ce luth japonais si présent dans la poésie et la musique de l'archipel. La clarté de la musique de réconcilie plus d'un auditeur avec la musique contemporaine, que d'aucuns craignent dans les programmes.

À côté de ces raretés, le pianiste revient avec subtilité à son goût prononcé pour la musique de Debussy avec trois extraits du premier livre d'Images : Reflet dans l'eau, Hommage à Rameau, Mouvement, dont il capte à merveille la fine fluidité.

Le Malaga survolté issu du recueil Iberia d'Albeniz est un réel moment de grâce, tandis que les deux extraits de Miroirs de Ravel sont d'une élégance rare. Oiseaux tristes aborde le ton de la confidence et l'Alborada del grazioso qui clôt le récital, éclate d'une lumière éblouissante.

Moment inoubliable lorsqu'en rappel, le pianiste s'excusait presque de proposer des variations de son cru, superbes et brillantes, sur une valse de Satie « avec très peu de notes », nous disait-il. C'est grâce à de tels moments, heureusement assez nombreux, que la vie vaut d'être vécue !

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