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Marco Spada au Bolchoï : la grandeur du ballet français en Russie

Monté initialement à l'Opéra de Rome, avec la participation de Rudolf Noureev dans le rôle éponyme en 1981, Marco Spada est remonté pour le Théâtre Bolshoï dans une version remaniée chorégraphiquement, se faisant le chantre de cette reconstitution dans un théâtre si prestigieux.

Comme il ne restait plus rien de la chorégraphie originelle, a donc recréé un tissu de danse tel qu'il en a l'habitude et dont il a déjà confié les secrets en Russie, que ce soit au Bolshoï (dans la Fille du Pharaon), au Stanislavski, au Mariinsky, etc. Autant dire que la spécificité et la difficulté des pas que réserve le chorégraphe aux danseurs sont on ne peut plus maîtrisées par la troupe.

La pièce est en trois actes, aux atmosphères différentes, nous faisant voyager d'une place villageoise jusqu'au palais de Marco Spada pour se finir dans les montagnes repaire des brigands. Le synopsis est, il faut le dire, assez compliqué : un chassé croisé amoureux, un personnage à deux visages, cinq personnages principaux, des revirement de situation très rapides (et pas nécessairement très explicites) rendent l'ensemble assez peu lisible, ce qui est regrettable. Ensuite, la musique, purement dans l'esprit d'accompagnement de la danse, semble parfois inadéquate dans les rendus ; il est d'habitude de dire que Marius Petipa était un véritable tortionnaire pour ses compositeurs, exigeant tel ajout de variation, tant de mesures pour « coller » à son écriture chorégraphique : on saisit que pour Marco Spada, a composé en fonction de ce qui a été déjà été écrit, et que, de fait, des coda ou des moments tranchant singulièrement la progression dramaturgique rendent certains passages brouillons. Enfin, ce qu'il est donné à voir est du pur jus Lacotte : avec un art ineffable et une science impressionnante des capacités des pas de bas de jambe, c'est, invariablement, un esprit français qui s'exprime ici ; vivacité intellectuelle que l'on retrouve dans ce qui semble être un art des pas dans le silence et dans l'inattendu.

Noureev disait vouloir poser un pas sur chaque note de musique, Lacotte en ajoute même là où rien n'est pressenti pour qu'il y en ait ; ceci provoque un effet de surprise éblouissante, suscitant un émerveillement permanent. On trouve par exemple la scène de « duel dansé » entre Angela et la Marquise Sampietri saisissante de contraste dans la caractérisation des personnages : sur une même musique, l'une fait en-dehors ce que l'autre fait en-dedans, rappelant les oppositions entretenues au XIXème siècle entre danseuse païenne et danseuse céleste. En revanche, la segmentation des variations, des pas de deux et des passages du corps de ballet est assez confuse, et ce manque de délimitation nuit à la tension dramatique : on a du mal à saisir les entrées successives de Marco Spada et d'Angela, pour danser encore et toujours, alors que le meurtre du héros, le dénouement et les unions amoureuses sont tout juste esquissés.

Dans tous les cas, Lacotte signe là une jolie partition, pas forcément la meilleure qu'il ait pu produire, mais qui déclare son amour de la tradition, son respect de la pantomime, son intelligence quant aux agencements des pas (ceci allant jusqu'à montrer une certaine fatuité du langage conventionnel de la danse classique-les jeux de chaise au deuxième acte par exemple…) et la référence au style français (le rideau bleui de la scène du Palais Garnier, le plafond dans la scène de bal).

Heureux métissage de ce ballet (que faudrait-il faire pour en avoir l'équivalent en France-cela étant, l'Opéra de Paris a Paquita) avec les danseurs russes: le jeune et tonique laisse éclater l'humour et la dérision du personnage et se défend avec vaillance des pas explosifs concoctés pour Marco Spada ; , toujours un rien raide dans le dos, est très véloce et tourne admirablement bien (sa variation dans le tableau II du premier acte est éloquente) : ce rôle de fille du pirate lui permet d'exploiter toutes les facettes de l'espièglerie . Face à elle, joue une marquise assez digne, mais comme prête à s'arranger facilement des intrigues amoureuses, entre fausse compassion distinguée quand elle a une perruque blanche sur la tête et petit arrangement avec la réalité quand elle se marie bien vite (dans les collines où la vilénie règne) avec un , dansant là aussi très brillamment dans le rôle plutôt ingrat du Comte Peppinelli. Enfin, Semen Chudin, Prince Federici noble et pratiquement hors du drame, déploie ses tours qui n'en finissent plus et ses lignes très esthétiques dans ce rôle à son emploi.

Un corps de ballet aux lignes irréprochables et aux costumes flamboyants complète le tableau d'une soirée placée sous les augustes cieux moscovites où sont réunis génie français et talent russe.

Crédit photographique : , et Semen Chudin © Damir Yusupov

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