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Triomphe de Nelson Freire à la salle Pleyel

, malgré une santé défaillante, honore régulièrement Paris de sa visite. Le programme qu'il a choisi pour sa dernière venue en date, cependant, n'augurait rien d'exceptionnel. Le mélange de pièces arrachées à leur recueil d'origine, l'incongru rapprochement de Debussy et de Rachmaninov, et le choix d'un Chopin plutôt tapageur, avaient de quoi attiser l'inquiétude. Combien l'auteur de ces lignes se repent de s'être laissé aller à de telles pensées !

Une fois passé l'Andante favori de Beethoven, heureux pour échauffer les doigts du pianiste et les oreilles des auditeurs, l'opus 111 est proprement bouleversant. Le premier mouvement, superbement conduit, a des allures de course à l'abîme, quand soudain le thème de l'Arietta apporte la paix. Dans les variations qui suivent, Freire déploie une remarquable précision de toucher : on pense souvent à des jeux aquatiques, entre les folles cataractes des épisodes rapides, et les textures cristallines des trilles conclusifs.

Même si la musique de Chopin demeure le répertoire de prédilection du pianiste, Debussy est loin de lui être étranger. La Soirée dans Grenade constitue même, à plusieurs égards, le point culminant du concert. Dans cette pièce en demi-teinte, beaucoup d'interprètes versent dans la caricature, tandis que Freire, lui, suit les indications du compositeur au plus près. S'il s'attache autant à distinguer les mezzo-forte des forte, ce n'est pas par caprice de musicologue rigide ; non, c'est l'expression d'une compréhension aiguë de la musique, et sans doute très instinctive, car à aucun moment, le balancement du rythme de habanera ne perd en naturel.

Le génie de n'échappe à personne. Le fait que l'ensemble du public de la salle Pleyel, d'un même mouvement, se soit levé pour l'acclamer, semble d'ailleurs se produire assez rarement pour être ici rapporté. Mais il y a plus : l'impression diffuse qu'avec l'artiste disparaîtra un jeu totalement unique, une conception de la musique dont on ne trouve nulle part l'équivalent. Bien sûr, ce n'est pas de maîtrise digitale qu'il s'agit – chez Freire, on la sent même sur le déclin. Non, ce que le pianiste possède plus que tout autre, c'est l'élévation, c'est la noblesse, c'est le bon goût sans une ombre de maniérisme. Comment l'expliquer ? Est-ce une science innée de la musique, le fruit précieux de la maturité, ou encore la sincérité d'un tempérament doux et réservé ? Mais il serait vain de chercher à rendre compte d'une alchimie aussi mystérieuse. La seule attitude permise au mélomane est la révérence.

Crédit photographique :  © Benjamin Ealovega / Decca

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