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Forsythe, Millepied à l’Opéra de Lyon

L'Opéra de Lyon présente trois créations-phare de , entrelacées de Sarabande de , donnant ainsi à admirer l'épure rigoureuse et la dynamique déconstructiviste du grand maître du classique réécrit en langage contemporain, ainsi que la grâce de son héritier spirituel. Quatre pièces-maîtresses donc servies à merveille par les virtuoses du classique s'étirant vers le contemporain : les danseurs du . Une belle histoire d'alchimie entre le maestro américain et  la compagnie, commencée en 1986.

, dont chaque création est une expérience unique, semble enquêter rigoureusement sur la phrase dansée absolue, en démontrant par son écriture rigoureuse que tout mouvement est décomposable, accélérable, dispersable, transposable, étirable, bref imparable. Et cependant, il continue de revendiquer l'absence de «produit fini, fixé, figé».

Dans Workwithinwork (créé en 1998 pour le Ballet de Francfort, entré au Répertoire de l'Opéra en 2010), quinze danseurs évoluent en flux de pas de deux, et les mouvements cassent pour laisser apparaître leur résidu, leurs entre-les-lignes. C'est un flux docile, doublé de ruptures, continu cependant ; bref l'art de Forsythe de tout lisser pour mettre en équilibre et sauver le mouvement au dernier moment, juste parfait évidemment, à voir et revoir, comme  une clé de son opus. Le travail du mouvement à l'interstice du mouvement et dans le mouvement est mis en évidence jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de saisir où commence le geste classique et où s'achève la torsion contemporaine. Dans ce flot de dieux sur pieds et pointes investissant la scène, la grâce et la dextérité, d'une Aurélie Gaillard ou d'un Mathieu Rouvière, surgissent en toute légèreté, appui ou détachement. Les gestes taillés au cordeau s'envolent, apparaissent et disparaissent ; soli, duos, trios, groupes, entrent et sortent. Tout s'enchaîne comme si scène et coulisses se fondaient pour donner à voir l'invisible, comme si le mouvement n'avait d'autre vie que la respiration sans le son, sur un duo cependant de violons de Luciano Berio, pionnier de la musique électroacoustique.

Sarabande est entrée au répertoire de la compagnie en 2011 lors d'une soirée Millepied, Balanchine, imaginée par Yorgos Loukos, le directeur du Ballet.   y lance quatre danseurs en chemise à petits carreaux et pantalon de ville, dans une danse à trois temps (c'est le sens d'une sarabande) revisitée par sa dextérité et d'autres temps confondus évidemment, à un, puis deux, trois et quatre. Echo subtil au travail de Forsythe, mais avec la pointe toute singulière du tisseur d'élégance. Quand Millepied se cale sur Forsythe, c'est simple, beau,  pur, mais ça donne envie d'étirer encore plus loin les champs du possible pour que son écriture s'affranchisse de ce bel héritage et exulte enfin. Le nouveau directeur de la danse à l'Opéra de Paris n'a relevé que des défis jusqu'à présent depuis l'âge de treize ans, il pourrait se permettre aujourd'hui d'être enfin lui-même. Ne faire que des bons choix est un art subtil qu'il maîtrise, mais instiller un zeste d'esquisse brouillonne au tableau ferait peut-être la différence. C'est ce que nous ressentons quand l'archet de Nicolas Gourbeix redescend et que le son de la Partita pour violon seul de Bach s'éloigne. C'est magique et troublant à la fois de voir un musicien (de la maison !) sur le devant de la scène (deux ici, l'un après l'autre, flûtiste puis violoniste, sonate, puis partita), côté cour, tandis que se déroulent les pas, les jetés…

Steptext, première pièce de Forsythe à être entrée au répertoire de la compagnie en 1986, un an après sa création, laisse envisager peut-être le meilleur et le pire de la vie d'un couple. Une danseuse parfaite en collant académique rouge sur pointes repoussant trois hommes en collant académique noir. Noir, lumière, apparition, disparition, quand un mouvement commence à parler, il s'arrête. Pause. Puis l'histoire reprend, mais ne dit rien, enlacement, désenlacement, repoussoir, etc. ! Steptext, autre pièce fondatrice est une ellipse à soi toute seule, un condensé d'esquisses d'histoires qui se taisent, une pièce bavarde donc car bruissent les pensées qui surgissent de ces propositions délicates. La danse, pour Forsythe, est censée se suffire à elle-même et ne rien raconter, mais justement elle propose, et c'est ce qui fait toute la différence. Le spectateur prend le témoin ou pas, ce qui lui rend sensible la densité de cette écriture d'une rigueur sublimée à chaque pas. Bref une Ashley Wright magnifique, courtisée par Julian Nicosia, Marco Merenda et Simon Feltz, ce soir-là, sur le style Forsythe des débuts par excellence.

One flat thing, reproduced, le meilleur à notre goût, car ce qu'il suggère est totalement nouveau et pourtant arrimé au cœur de l'écriture de Forsythe. Cette création de 2000, entrée au répertoire du Ballet en 2004, s'agence autour de son dispositif scénique : vingt tables pour quatorze danseurs, multipliant  le rectangle de la scène par ceux des tables, faisant palpiter très fort quatorze corps en quête d'assise ! C'est au « Cimetière marin »* de Paul Valéry que nous pensons quand crépitent tous les mouvements brusques, saccadés, perdus et rattrapés : « entre les pins palpite, entre les tombes ». Entre les tables ici, pas les tombes car ce sont des creux, mais entre les pleins, les reliefs des rectangles des tables redoublant vingt fois la scène, entre lesquelles il faut alors se faufiler, se hisser, ramper, tomber, s'éloigner, se rapprocher. Matériau lourd, puissant, symbolique est l'élément-clé de la pièce,  les mouvements, déplacements, sauts sur, sous, les tables, passages entre, surtout, s'organisent autour, sur, sous, entre… Une pièce très forte pour clore une soirée d'une beauté éclatante presque saturée comme l'espace qui manque entre les tables et qui donne à créer, inventer, faufiler, tirer, ramper, juste parfaite sur les sons électros de Tom Willems qui grincent au gré des gestes.

« Le ballet classique est une expérience créative de l'échec. », dixit Maestro. Cette recherche de l'absolu sans le vouloir, qui par conséquent s'en rapproche, laisse songeur, « il n'y a pas d'arabesque absolue », ajoute-t-il, le contraire est pourtant presque prouvé ! « Le temps scintille et le songe est savoir ».

Photos : Workwithinwork ; One Flat Thing reproduced © Jaime Roque de la Cruz

 

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