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Denis Kozhukhin au Louvre, sans concession et plein d’esprit

Récital, à l'Auditorium du Louvre, d'un pianiste au talent manifeste et à l'avenir radieux.

Jeune révélation des concours internationaux de ces dernières années, lauréat 2010 du concours Reine-Élisabeth, s'est encore peu produit à Paris. La curiosité est grande, au moment de découvrir un artiste aussi jeune : à moins de trente ans, son univers musical intérieur ne peut s'être entièrement construit. La rigidité d'esprit est fatale, à qui n'accepte plus de se soumettre à des influences nouvelles, mais l'atonie ne l'est pas moins, à qui voudrait les concilier toutes. Entre ces deux récifs, il faut sans cesse louvoyer.

Le programme que Kozhukhin a choisi d'interpréter, ainsi que son entrée sur scène, expriment d'emblée une totale absence d'égards pour la forme traditionnelle d'un récital de piano. Kozhukhin ne cherche pas un instant à mettre sa personne en avant. Il arbore au contraire une mine assez ingrate, et paradoxalement sympathique, au point que pendant les quelques secondes qui suivent son apparition, on le confondrait presque avec le tourneur de pages – il faut dire qu'il ne joue rien de mémoire, et apporte lui-même ses partitions sur scène.

Mais place à la musique ! Les deux sonates de Beethoven, qui forment le premier moment du concert, laissent partagé. Vues de loin, elles manquent de souffle, de hardiesse ; elles pèchent par excès de rigueur, et peinent à surmonter l'immense handicap que leur notoriété leur inflige. Pourtant, à regarder dans le détail, multiplie les trouvailles. Dans son jeu transparaît, à chaque instant, un goût très sûr, qui le conduit tantôt à ôter la pédale forte, pour plus de légèreté, tantôt à se laisser aller à un rubato à peine perceptible, comme au début de la sonate « Clair de lune », dans l'exécution du rythme pointé. Ces mille incrustations d'élégance discrète, mises bout à bout, n'emportent certes qu'une adhésion partielle, mais sont de bon augure pour les répertoires moins « germaniques ».

De fait, les trois petits Debussy que la fantaisie de Kozhukhin a extraits du premier livre des Préludes sont d'absolus bijoux. Voiles distille savamment l'attente d'un évènement qui ne vient pas ; Des pas sur la neige laissent la gorge nouée ; quant à La Cathédrale engloutie, son apparition et sa disparition successives sont aussi visuelles et tactiles que sonores. La brièveté de la forme du prélude sied mieux à l'esprit de Kozhukhin, et les contours mouvants des phrases debussystes laissent à l'inventivité de l'interprète un plus large espace. Les Encores de Berio prolongent encore cette délicieuse impression de justesse ingénieuse. Quoique contemporaine du Troisième quatuor, et aussi radicale que lui dans ses dissonances, la suite En plein air de Bartók, enfin, ne heurte jamais l'oreille dans la vision qu'en propose Kozhukhin, mais ravit par son impétuosité (« Avec tambours et fifres »), ou ses langueurs contemplatives (« Musiques nocturnes ») : c'est qu'ici encore, la rigueur du pianiste, au lieu d'assécher le discours, lui offre un cadre où les libertés de jeu prennent toute leur saveur.

C'est en bis, et presque en guise d'excuse, que la musique russe, absente jusque là, fait une apparition. Grâce à une envoûtante Étude de Scriabine, Kozhukhin termine en rappelant ses origines musicales. C'est une invitation à venir l'écouter encore, et tous, à en juger par la chaleur des applaudissements, la reçoivent de grand cœur.

Crédit photographique : © Richard Termine (The New York Times)

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