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Nelson Goerner dans une Hammerklavier sidérante

, en compagnie de son fidèle producteur d'enregistrement , poursuit la lente édification de son panthéon pianistique au disque pour Alpha : après Debussy, Schumann ou Chopin, le voici aux prises, pour son premier disque Beethoven, avec la sonate « Hammerklavier », incontestable Everest pianistique dominant tout le XIXe siècle et augurant la dernière période créatrice du maître de Bonn. Elle est ici opportunément complétée par les bagatelles opus 126, ultimes confidences du « grand sourd » à son clavier. Une rencontre au sommet.

Quelques esprits chagrins avaient parfois regretté, selon leurs dires, un certain morcellement de la pensée ou du geste musical (Préludes de Chopin), voire une certaine froideur distante (Debussy) au fil des précédents CDs signés par  : le pianiste leur apporte une cinglante réponse. Rarement le macrocosme formel et émotionnel de la plus ambitieuse et « futuriste » sonate de Beethoven (1818-19) aura-t-elle connu une version aussi subtilement équilibrée dans son dosage et sa construction. Sans prendre comme certains le piano à la gorge dès les premiers accords par des contrastes trop violents et des tempi immodérés (Arthur Schnabel), l'interprète aime jouer plus sur les plans sonores, les nuances dans leur ensemble ou la lisibilité du discours que le pur et immédiat contraste dynamique. Il allie le dessin aux couleurs, une subtilité de toucher parfois hédoniste à un sens profond de la grande architecture : il règne au fil de ses trois-quarts d'heure de musique une stratégie de la tension à grande échelle qui mène naturellement aux climax les plus impérieux de l'Allegro initial ou de l'Adagio sostenuto, ou ailleurs aux silences les plus rupteurs du Scherzo ou de la Fugue finale. Bien entendu, on peut imaginer des visions plus  altières (Arrau ou Backhaus chez Decca, Gilels chez DGG, lequel s'égare quelque peu à notre sens dans l'Adagio), intellectuelles (Serkin chez Sony, Brendel à de multiples reprises, chez Brilliant ou Decca) voire spéculatives et modernistes (Pollini chez DGG) ou instinctives (Yves Nat, tendu à craquer, chez Emi/Warner). Mais rarement dans ce monument écrasant aura-t-on entendu un piano à ce point chanter dans un Adagio sostenuto à faire pleurer les pierres, lequel se mue en une exploration des replis de l'âme et de la création beethovéniennes.

Après une aussi magistrale réussite, les bagatelles, ces « presque rien » ou ces « bouffonneries » comme les désignait parfois Beethoven, mais qui laissent déjà entendre pour qui sait les écouter les Fantasiestücke schumanniens ou les Klavierstücke brahmsiens, ne tiennent peut-être pas toutes leurs promesses. Si les pièces paires, bourrues, burinées, emportent une totale adhésion, les impaires, conçues sous des angles plus lyriques, confidentiels ou sereins auraient peut-être à notre sens mérité une approche plus secrète ou éloquente, telle celle de Stephan Kovacevich (Philips/ Decca, 1969) dans un de ses plus grands disques, réédité dans le magistral coffret publié l'an dernier pour les soixante-quinze ans de l'artiste.

Mais à coup sûr, l'essentiel est ailleurs : voici une « Hammerklavier » idéale, comme on n'en avait plus connues au disque depuis belle lurette, sans doute l'une des versions majeures toutes époques confondues au sein d'une discographie pourtant aussi pléthorique que relevée.

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