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Un Schumann d’une résolue clarté par Philippe Bianconi

Le pianiste revient à son cher Schumann pour un programme regroupant idéalement trois cycles essentiels. Des interprétations pianistiquement très abouties mais laissant parfois peu de place à l'ambivalence psychologique ou aux effets de clair-obscur de certaines plages.

Ce disque intelligemment construit offre un portrait par petites touches (51 plages pour 78 minutes) de la psychologie et des ressorts de la création du jeune Schumann. À vrai dire ce sont presque trois carnavals par le travestissement constant de la personnalité du compositeur sous divers cryptages littéraires ou musicaux. Les Papillons, inspirés du roman de Jean-Paul Richter intitulé Flegeljahre (ce qu'on peut traduire par littéralement « l'âge ingrat »), fêtent déjà l'opposition des deux personnalités frères du roman (Walt et Vult, amoureux au bal d'une même belle) et préfigurent les célèbres doubles schumanniens Eusébius et Florestan que l'on retrouvera épisodiquement dans le Carnaval opus 9 (1834) et plus encore, par leur antinomie et leur complémentarité, au fil des plus secrètes Davidbündlertänze (1837). D'un cycle à l'autre, les titres voire la thématique de certaines pièces se répondent et tressent un subtil fil conducteur des ambiances psychologiques et des idées musicales si chères au compositeur.

Il existe une longue filiation française de l'interprétation pianistique schumannienne au moins depuis Alfred Cortot ou Yves Nat, sous couvert de personnalités artistiques très éclectiques. Au cours d'une longue interview qui fait office de texte de présentation, revient sur son parcours et sa progressive découverte depuis ses années d'apprentissage de cet univers kaléidoscopique qu'il peut appréhender aujourd'hui avec toute l'expérience de la maturité. Il avait d'ailleurs, parmi d'autres œuvres majeures du compositeur romantique allemand, déjà gravé les Davidbündlertanze pour Lyrinx voici une vingtaine d'années.

Ce qui frappe d'emblée, c'est la totale maîtrise technique du pianiste, sa précision diabolique, chirurgicale de toucher et de nuances, l'étagement parfait de la dynamique et des plans sonore ou l'observation presque maniaque des indications de la partition. Et dès les Papillons auguraux, le pianiste nous offre un Schumann « ligne claire », par une approche très lumineuse et d'une réelle ivresse rythmique, qui fait songer plus aux grands cycles de valses, nobles ou sentimentales, schubertiennes, qu'aux affres et angoisses schumanniennes à venir.

Le Carnaval évolue dans une perspective résolument symphonique par un jeu très décidé et timbré, plutôt au fond du clavier, ce qui n'exclut pas la poésie voire le recueillement (Eusébius), même si nous préférons des approches du cycle globalement plus fantasques (les multiples versions live ou studio d'Arthur Rubinstein), plus creusées psychologiquement (Claudio Arrau, surtout dans sa version historique chez Warner, ou Arturo Benedetti Michelangeli chez DGG, Warner) ou plus singulièrement emportées (Catherine Collard chez Lyrinx ou Youri Egorov chez Warner).

Pour , les Davidbündlertanze restent marquées avant tout du sceau de la rythmique implacable (Sehr Rasch, Frisch, Baladenmässig) ou par le sens chorégraphique : le laendler et la valse ont leurs lettres de noblesse, principalement pour les pièces signées par le compositeur sous le pseudonyme de Florestan. Mais c'est aussi avec beaucoup de pudeur que l'interprète aborde les pièces méditatives dues au « double » rêveur Eusébius, comme le Nicht Schnell final, ou avec beaucoup (trop ?) de retenue, joue la théâtralité de l'affrontement des deux personnalités (comme dans le pénultième Wie aus des ferne). Cette approche sincère mais un peu trop dichotomique, en noir et blanc (tel ce jeu photographique amusant auquel l'interprète s'est prêté pour illustrer la pochette luxueuse) exclut un peu l'ambiguïté ou le double sens, tels que d'autres interprètes ont pu mieux le traduire (Geza Anda ou Wilhelm Kempff, tous deux chez DGG, ou Catherine Collard par deux fois chez Erato et Lyrinx, pour citer quelques versions cardinales). On est également très loin, pour évoquer d'autres interprètes français, du savant jeu de déconstruction d'un Jean-Marc Luisada (Harmonic Records) ou la totale récréation dans des tempi très ralentis mais habités de Delphine Lizé (Intrada).

Au total, un excellent disque de piano, mais une approche schumannienne certes sensible, mais que d'aucuns pourront trouver parfois trop linéaire ou rationnelle, sans la fantaisie ou le grain de folie propres à l'auteur.

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