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Le Cantique des cantiques d’Abou Lagraa bascule dans l’outrance

Le propos est louable. Incarner, en alliant danse et théâtre, le magnifique texte biblique du Cantique des cantiques pour célébrer toutes les formes d'amour et dénoncer l'extrémisme religieux, l'aliénation des femmes, l'homophobie, dans un contexte où l'intolérance fait rage. Mais le chorégraphe s'égare, noie le discours dans une surabondance de signes, une saturation de symboles sexuels qui confinent à l'outrance et à la vulgarité.

C'est avec la volonté de construire une œuvre engagée qu' décide de s'attaquer au Cantique des cantiques. La pièce est créée en septembre 2015 à la Maison de la danse de Lyon au moment où le chorégraphe franco-algérien est victime des attaques du FN, opposé à l'implantation de sa compagnie à Annonay en Rhône-Alpes, sa ville natale.
Lagraa a ainsi pour ambition d'ancrer le texte du Cantique dans le contexte actuel, d'élargir le propos à toutes les formes d'amour, de dénoncer des scènes insoutenables dont il a été témoin, comme la lapidation d'un homosexuel à Fez. D'un point de vue formel, cherche à faire dialoguer la danse et le théâtre. Sur scène, six danseurs et deux comédiennes. Des passages du Cantique des cantiques sont récités et se superposent aux passages dansés. Des images vidéos projetées alimentent le propos sur la tolérance, la dénonciation de la guerre – on reconnaît des images du conflit en Syrie-, célébrant l'œcuménisme en montrant aussi bien des images du pèlerinage à La Mecque que celles d'un concile catholique. Mais à force de vouloir tenir un discours politique, la parole dansée est brouillée. Les passages dansés, que ce soient des ensembles ou des duos sont d'une beauté fulgurante, servis par des danseurs d'une très grande qualité. La danse est fluide, terrestre et en même aérienne, l'énergie est vive, projetée. Mais ces moments sont trop rares. La vidéo, qui multiplie les références, finit par desservir le discours qui devrait être seulement véhiculé par la danse.
Des différentes formes de l'amour nous sont montrés l'amour-tendresse, l'amour-fusion, l'amour solitaire, l'amour homosexuel, l'amour forcé qui s'exprime dans l'horreur du viol, la violence de l'amour non partagé, le rejet de l'autre.

Mais le propos est caricatural. Quel besoin de montrer la nudité et d'exposer le corps d'une danseuse au regard du spectateur? De montrer les corps simuler des orgasmes à répétitions, se convulsant au sol? Pourquoi montrer jusqu'au dégoût une scène de viol, et même de viol à répétition d'une même femme par deux hommes différents ?  A-t-on besoin d'aller aussi loin dans l'explicite pour dénoncer une situation abjecte? Il semble que l'art ait pour faculté de pouvoir représenter une scène ou une chose hideuse en faisant éprouver au spectateur du plaisir à regarder cette scène qui ne lui inspirerait que de la répulsion dans la réalité. Ici rien de tel. L'écran entre l'art et le réel a disparu et avec lui la sublimation du réel. Aucun plaisir donc à voir ces scènes dépourvues de toute esthétisation.
Aucune finesse non plus dans le discours final, conçu comme une apothéose censée conférer au spectacle son caractère d'« hymne à la tolérance »: défilent avec fracas, en lettres phosphorescentes, l'article premier de la Constitution qui consacre notamment le respect de toutes les croyances et l'article 10 de la Charte européenne des droits fondamentaux qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion. Quel dommage que la volonté de faire entendre un propos engagé ait pris le pas sur la forme chorégraphique et ne soit tombé dans la prétention, l'intellectualisme et le discours édifiant.

Crédits photographiques: © Dan Aucante

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