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Fazil Say ou l’éternel retour à Mozart

avait choisi  en 1997 trois sonates de Mozart  pour son premier disque publié chez Warner France, lequel avait alors divisé la critique. Voici deux ans il a remis l'ouvrage sur le métier pour graver en trois courtes sessions l'intégrale de dix-huit sonates de Wolfgang Amadeus pour un résultat surprenant, certes inégal, objet sans doute de controverses, mais souvent passionnant.

De l'aveu même de l'artiste, dans son texte de présentation, il s'agit pour lui du « travail le plus complet et le plus important (qu'il ait) entrepris dans (sa) vie d'interprète ». On ne peut douter de la longue réflexion qui a dû préluder à ces enregistrements. Le ton se veut novateur, théâtral ou incisif voire violent dans les mouvements rapides. Aucune reprise n'est omise : ni dans les variations liminaires de la sonate « alla turca », ni dans les allegros de sonate, y compris, ce qui est plus rare, celles du développement et la réexposition. La stature de certaines œuvres en devient impressionnante : KV 332 ou  KV 533, malgré son final plus faible. D'où une intégrale en un coffret de six disques (un de plus que de coutume) d'ailleurs proposé à prix spécial.
Plutôt que le banal ordre chronologique, a été préféré un regroupement par ou autour des tonalités des œuvres, dans une grande variété de climats. Le tout était aussi de retrouver « un certain naturel : on ne peut jouer Mozart simplement avec l'articulation : sa musique nécessite d'être assimilée par notre corps, notre être. Il faut la vivre, la respirer  et (…) atteindre cet état d'équilibre pour être digne d'elle » explique .

Tout le soin nécessaire a été apporté à la préparation de l'instrument, au choix du lieu(la grande salle du Mozarteum de Salzbourg) et à une prise de son assez exemplaire, naturelle, timbrée avec une réverbération légèrement agressive en exact rapport avec l'approche de l'interprète que l'on entend par moment chantonner derrière son clavier, un peu à la manière d'un Glenn Gould.

Si s'est sans doute assagi  depuis son premier enregistrement souvent iconoclaste, il n'en demeure pas moins surprenant et (parfois trop ?) original dans la Fantaisie KV 475, les premiers temps de la sonate jumelée KV 457, et les accords du final de la KV 332 qui tonitruent quelque peu. Sans doute est-il un peu moins précis digitalement que par le passé (trilles ici et là un peu irréguliers, main gauche parfois brumeuse, par exemple dans la KV 310). Priment le souci de la sincérité et d'une approche résolument personnelle et piquante qui pourra aussi, avouons-le, en irriter plus d'un.

D'une part la concentration des prises sur des courtes sessions privilégie une globalité de l'approche et permet de placer les six premiers opus munichois de 1775 sur les mêmes hauteurs que les ultimes chefs d'œuvre viennois (KV 533, 570, 576) mais de l'autre, paradoxalement, chaque sonate n'en trouve pas moins sa caractérisation propre : l'interprète dans son texte de présentation se prête d'ailleurs au jeu des étiquettes pour chacune d'entre elles, ce qui éclaire singulièrement sa vision et ses options, parfois très variées au sein d'un seul mouvement. Par exemple, le « thème et variations » liminaire de la sonate « alla turca » devient un sidérant carnaval, vu l'individuation très poussée de chaque nouvel énoncé.

Certes, dans cette approche sensible (des mouvements lents poétiques et sans frou-frou) et engagée avec des finals souvent irrésistibles, tout ne se vaut pas. On peut trouver la sonate KV 457 un peu coulée dans le béton, les KV 309 et surtout KV 310 superficielles, la KV 281 un peu bâclée. Mais que de perles par ailleurs : citons entre autres les célèbres KV 330 et 333 (incomparablement mieux réussies qu'il y a vingt ans), la KV 284 qui avec son thème et variations final prend une ampleur beethovénienne par son ironie mordante, la KV 533 vraiment vaporeuse, presque schubertienne en son allegro initial puis labyrinthique dans les progressions harmoniques de l'andante central, sorte de mouvement « des dissonances » à l'égal du quatuor éponyme, par la hardiesse de ses modulations.

Cette vision très personnelle n'est pas à mettre entre toutes les oreilles, et peut-être n'est elle à réserver qu'aux mélomanes déjà connaisseurs du cycle. Pour les novices, on pourrait d'avantage conseiller les historiques Walter Gieseking (Warner ou Andromeda) ou Lili Kraus (Erato ou Sony), Christian Zacharias (EMI/ Warner) sans oublier le beau cycle de Klara Würtz perle cachée au sein de la quasi-intégrale mozartienne de Brilliant Classics, et pour une approche historiquement informée, celle de Christian Bezuidenhout (HM). Mais  on ne peut que recommander cette lecture décapante à tous les mélomanes lassés d'un Mozart trop sage, standardisé ou sucré par des interprètes trop prévisibles : Warner nous lègue un coffret idéal pour l'approfondissement salutaire de ses œuvres  en compagnie d'un artiste sans a priori et un tantinet provocant pour ne pas dire discutable, mais oh combien sincère !

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