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Luca Francesconi et Guy Cassiers présentent leur Trompe-La-Mort

« En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer. » Ainsi débute Splendeurs et Misères des courtisanes, troisième livre d'Honoré de Balzac autour du personnage de Jacques Collin, dit Vautrin, dit l'abbé Carlos Herrera depuis la fin d'Illusions Perdues, dit Trompe-la-Mort.

Autour de la nouvelle création de l'Opéra de Paris dont la première avait lieu le 16 mars, ResMusica vous propose d'entrer dans les méandres de Trompe-la-Mort. Après avoir abordé les différentes visions du personnage emblématique de La Comédie humaine par le biais d'une conversation à trois entre le compositeur et librettiste , le metteur en scène et Honoré de Balzac (!), ce deuxième volet de notre donne l'occasion aux deux artistes de présenter ce projet lyrique.

Organisation de l'opéra

: C'est un opéra de deux heures quinze minutes environ avec un entracte. Il y a quarante-cinq tableaux qui sont une possibilité de transmettre la polyphonie et les différentes couches de Balzac. C'est très musical et je me suis basé souvent sur mon idée de 3D, de profondeur. Quand on m'a dit qu'il y avait quarante-cinq tableaux dans l'œuvre, je ne les avais même pas comptés, et il est fatiguant d'expliquer que ce ne sont pas des scénettes jouées l'une après l'autre, mais bien plutôt des niveaux parallèles, comme avoir différentes caméras qui voient le même projet en train de se réaliser ou non.

: Le pacte dont on a parlé entre Lucien et Vautrin va être vraiment structuré comme un film, comme un scénario, avec beaucoup de flash-backs. L'histoire, le dialogue important du pacte est coupé dans de nombreux tableaux pendant toute la pièce, Luca a donc usé de techniques filmiques pour composer le livret et la musique.

Niveaux parallèles

LF : On a des façades : la première étant le bal, l'aristocratie, les salons où Lucien essaye de faire carrière ; le deuxième niveau est derrière le rideau avec les machinations ; le troisième est le voyage en calèche. Fragmenté, tout cela est parfois visible et à d'autres moments invisible. Et puis il y a un quatrième niveau, le plus abstrait et le plus magique où je me réfère au sous-sol du théâtre que Balzac utilise. J'avais imaginé ce quatrième niveau comme lui, toujours en subjectif filmé de derrière, qui marche dans les sous-sols de Garnier, avec une lumière très sombre, façon Bergman. J'avais l'idée du jeu d'échec avec la mort : il se promène pour arriver à une pièce où il y a justement la mort à une table ; il joue à la belote avec elle et il gagne toujours ; il trompe donc la mort. C'est cela qui arrive au début. J'ai décidé de créer un personnage qui a une présence, comme dans ce tableau incroyable de Giotto, La trahison de Judas, où Judas parle et vend Jésus, avec derrière cette figure noire qui met sa main sur l'épaule. J'utilise cela et toutes les situations sont imbriquées et mises en abyme l'une dans l'autre.

On donne des éléments au spectateur pour voir aussi le passé, même si on ne travaillera pas avec le passé. La chance que nous avons est en plus de créer cette production à l'Opéra Garnier, car pour moi tout ce que je voulais est là, dans l'architecture. Donc, avec des vidéos et des caméras, on va rester dans Garnier avec des choses que tout le monde connaît, des éléments publics, mais aussi des choses derrière, jusqu'au troisième dessous. On a vraiment coupé Garnier verticalement et horizontalement. Toutes les images seront des détails que l'on donne au public pour créer toute la peinture du temps passé.

GC : On a des couleurs complètement différentes dans la mise en scène et la musique, Luca parle de quatre niveaux, et en même temps, pour réussir à faire tenir quarante-cinq tableaux en deux heures, toute la production est une grande danse macabre. On commence dans l'ombre et même si on finit par tout éclairer, l'ombre va rester dans le contenu. Je pense que Balzac aimait profondément les gens et Paris, mais il a une très belle analyse de toutes les fautes de la société, des malaises d'une situation sociale, de comment l'individu peut être victime de son ambition. Pour moi, ce qui peut ouvrir le spectacle c'est que, même si on avait fait le voyage avec des gens corrompus, malicieux, et qu'on accompagne Trompe-la-Mort dans l'horreur et la destruction avec les suicides d'Esther et Lucien, on peut réfléchir pour nous-mêmes sur la responsabilité d'un individu.

Musique

LF : Musicalement, c'est pareil, il y a un grand orchestre et un clavier qui fait beaucoup de sons ajoutés. Mais cette fois, je ne travaille pas avec l'Ircam. Je ne développe donc pas particulièrement les recherches électro-acoustiques. Il y a une douzaine de personnages que je caractérise selon une structure suffisamment riche et complexe pour générer différentes tensions selon les cas et les émotions. On entend la cohérence de l'écriture qui est un peu au-dessous mais se fait claire de façon très différente. J'ai eu trop peu de temps pour composer, c'est un anachronisme de ce métier, car il faudrait trois ou quatre ans, en tout cas au moins deux pour écrire une telle partition, mais c'est hors des réalités. J'ai donc pris huit mois pour le livret et quatre mois pour la musique. Et en même temps, pour moi, les vraies solutions se trouvent si on fait tout ensemble, car une conception globale dans la composition intervient dès l'écriture du livret.

Étude de mœurs

LF : Selon moi, il y a intégration de cet opéra dans une trilogie sur le pouvoir et la difficulté à trouver des issues sans l'utopie. En ayant renoncé à l'utopie, cela fait que la gauche est en crise dans le monde entier. La Révolution a tenté de rejeter les idées reçues et on a coupé des têtes pour détruire le père et le Dieu. Après cela, on a eu de nouvelles tentatives qui n'ont pas abouti. Aujourd'hui, on ne sait plus vers quoi aller mais les problèmes restent les mêmes. La réponse était plutôt individuelle dans Quartett, dans Trompe-la-Mort elle est au niveau social avec Balzac : il y a quelqu'un qui refuse de s'anéantir dans la médiocrité d'un système et qui transforme génialement des esclaves en clients.

J'ai extrapolé tous les éléments du livre et ai repris certains passages d'une grande finesse d'analyse de Balzac. Le climat de l'opéra est la confrontation en face-à-face du grand vicaire et de Trompe-la-Mort à propos de la religion. Ici, j'ai transformé des digressions d'analyses politiques et sociologiques en textes à chanter divisés en duo. Je l'ai donc transformé pour ne pas renoncer à certaines analyses d'une profondeur que Marx et Engels ont reprises ensuite.

GC : Il y a trois éléments de pouvoir très importants dans Illusions perdues, le pouvoir de manipulation, très clairement chez Trompe-la-Mort, puis celui de la richesse qui permet aussi de manipuler et détermine le politique. Le troisième aspect est celui du juridique.

Finalement, le plus cruel n'est pas la mort des autres mais le fait que parce que Trompe-la-Mort a des informations, lui s'en sort bien à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes, et que la société accepte ce qu'il a fait. Cela nous dit beaucoup de la maladie du système judiciaire et de la force de l'argent. Je pense que Luca a été très intéressé par ce sujet aujourd'hui, dans un monde où tout est basé sur l'argent.

Crédits photographiques : Trompe-La-Mort © Kurt Van Der Elst / Opéra national de Paris

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