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Ruhrtriennale : Projecting Space, émouvant mystère de Meg Stuart

Dans un espace scénique pour le moins atypique, fait naître avec Projecting [Space[ une poésie impalpable.

Le brutal déclin industriel de la Ruhr a laissé un héritage immobilier aussi démesuré que difficile : la culture est très vite apparue comme un moyen de redonner un avenir à la région, en assumant l'héritage plutôt qu'en recourant uniquement à la démolition. De nombreux halls d'usine et autres sites industriels ont donc été convertis en parcs, en musées, en salles de spectacle. La plupart, cependant, sont restés à l'abandon, et la Ruhrtriennale, fer de lance de cette ambition culturelle depuis 2002, a pour vocation de sortir des sentiers battus du nouveau tourisme culturel : Johan Simons, pour la troisième et dernière année de son mandat, a confié à la chorégraphe les ateliers de la mine de Lohberg à Dinslaken, fermée en 2005.

Le spectacle commence devant le bâtiment : deux danseurs en plein trip hippie s'extraient des entrailles d'une automobile-maison, deux autres circulent à vélo en petite tenue, d'autres sont happés par des engins de chantier, corps passifs manipulés par la machine : prologue non sans mystère, et non sans poésie, à la suite duquel le public entre dans la halle, équipée d'échafaudages qui vont tantôt servir de sièges pour le public et tantôt d'espaces pour les huit remarquables danseurs de la compagnie de , .

Des marchandises abîmées, les corps des danseurs ? C'est l'une des pistes de lecture de la pièce : les ouvriers qui ont travaillé sur ce site et d'autres ne viennent guère à la Ruhrtriennale, mais leur souvenir est ainsi présent – le corps des danseurs, après tout, est lui aussi un corps torturé, fût-il à l'occasion mis à nu dans toute son innocence. Les spectateurs sont menés d'un bout à l'autre de la halle, devant parfois laisser la place à une tentative de parapente à l'horizontale, entrant parfois en contact pour de fragiles interactions avec les danseurs, et devant souvent se faire leur propre parcours entre leurs trajectoires individuelles, au risque de passer à côté de tel ou tel moment du spectacle. Cette abstraction a quelque chose de musical dans sa structure, et c'est sans doute ce qui en fait toute la poésie. Stuart ne se prive pas des beautés sensuelles du corps en mouvement – de la danse dans son acception commune -, pas plus qu'elle ne renonce à une certaine théâtralité – la scène où des danseurs dessinent à l'aide de poudres colorées des formes mystérieuses, comme une géographie secrète, est ouverte à toutes les associations d'idées et de sensations.

Il n'y a rien de très nouveau dans la remise en cause de la frontalité et de la linéarité du spectacle de danse ou de théâtre ; le souci de rapprocher parfois jusqu'au tête à tête artistes et spectateurs ne l'est pas vraiment non plus, mais Meg Stuart ne se contente pas de s'en servir avec virtuosité : la pièce fait naître une émotion croissante qu'on s'explique difficilement. Meg Stuart, nonobstant les quelques pistes évoquées dans le programme, se dispense d'une assise thématique, d'un ancrage explicite dans tel contexte ou tel aspect du monde contemporain.

Le finale, par contraste, met en scène les huit danseurs (et Meg Stuart elle-même, qui se joint souvent à eux) en une véritable collectivité, en une sorte de scène de music-hall divertissante mais un peu vaine. Peut-être, à vrai dire, cette vanité est-elle volontaire : les danseurs quittent ensuite la halle, entraînant le public avec eux ; on les retrouve en cercle devant un beau feu de bois, et quand les spectateurs commencent à applaudir, les danseurs les imitent. Il y a là une atmosphère primitive bien différente des clichés de la scène précédente, mais également une autre forme de communauté et de communion rituelle : la remarquable tribu des danseurs de Stuart n'a pas livré ses secrets, mais elle nous est devenue précieuse.

Crédit photographique : © Laura van Severen

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